Alex Lorette

  • Spectacle vivant / Écrit / Audiovisuel

La vie comme elle vient

La vie comme elle vient est un texte qui s’écoule comme un fleuve. Un texte qui déroule le parcours de vie d’une femme, Lucie. Elle est Belge, née en Afrique dans un village le long du fleuve Congo. Sa mère meurt en couches, le père souvent absent parcourt le pays en faisant de la prospection pour une société minière. Cette fille de colons, sera élevée dans la maison de son grand-père, par une nourrice noire, Massiga. Massiga la nourrit de lait et d’amour, elle lui apprend à parler, à marcher, et Lucie se sent devenir noire au-dedans. Mais un jour, il lui faut rentrer au pays, la Belgique, et tout bascule.

Entre Congo et Belgique, à travers le destin de Lucie et sous le regard de sa fille, Félicité, et de tous les hommes qui auront traversé sa route, La vie comme elle vient se raconte à trois voix, dans une langue simple et superbe, et parle de féminité, d’exil, de maternité, de pays fantasmé, de résilience aussi. 

Fiche

Visuel
Année
2022

Extrait

 

Quand je suis arrivée en Belgique, il pleuvait

C’était en 1958

Je suis arrivée comme ça, par la mer

Sur le « Ville de Bruxelles »

Le bateau, c’est plus sûr que l’avion, disait mon grand-père

Le bateau, ça donne le temps de réaliser qu’on s’en va

 

Au port d’Anvers, les grues noires se découpaient sur le ciel gris 

Les nuages filaient à l’infini

Sur mon visage, quelques gouttes de pluie

C’était mon premier contact avec la Belgique

Il faisait froid, l’eau était verte

Le vent venait de la terre

Et ça puait

C’était la Belgique

 

Moi, je suis née loin d’ici 

Là où j’ai grandi, ça sentait la terre mouillée 

Pas la suie  

Je suis née près d’un fleuve

Au Congo

C’est l’air chargé de l’odeur de ce fleuve-là qui m’a ouvert les poumons

 

Il paraît que quand je suis née, ma mère a hurlé

Elle a hurlé si fort qu’elle a fait vibrer les murs de la maison

Et son cri s’est envolé sur le fleuve

Il a couru sur les eaux brunes, bien plus loin, jusqu’à l’océan

Quand elle a crié, tout s’est arrêté, l’espace d’un instant

 

Je suis née à reculons

La tête en haut, le cul en bas 

A l’époque, une naissance en siège, c’était vraiment compliqué

Surtout sans médecin

Un médecin, on en avait un

Parce que ma mère et mon père étaient blancs

Seulement voilà, il n’habitait pas au village

Il vivait plus loin, à quatre heures de marche

Quand les contractions ont commencé, on l’a fait chercher

Mais il n’était pas chez lui

Finalement, il est arrivé, mais c’était déjà fini

 

« C’est de ta faute, tu es arrivée trop tôt.  C’est pour ça que le médecin n’était pas là ». 

 

C’est ce que m’a souvent dit mon grand-père

 

Il n’y avait pas grand monde pour renverser le cours des choses 

 

Juste une vieille, au village, qui aidait les femmes à accoucher 

 

« Ca ou rien… »

 

Mais ma mère hurlait tellement fort que mon père a fini par faire appeler la vieille

Contre l’avis de mon grand-père

C’était une sorte de chamane

Elle a chanté, elle a allumé des herbes

Et l’air s’est chargé d’une fumée épaisse et odorante

 

Les volets de la chambre étaient fermés, parce que ma mère était blanche, et que c’était comme ça au Congo, les blanches accouchaient à l’abri des regards, dans le secret

 

Sans doute les noirs préféraient-ils croire que les blancs naissaient comme Jésus, comme par magie et non pas dans le sang et la souffrance

 

Toujours est-il que dans la chambre aux volets fermés, l’air s’est vite chargé de cette fumée épaisse qui grattait à la gorge

 

Et c’est comme ça que ma mère a accouché

Dans la fumée

En toussant, en suffoquant

 

Souvent je pense à ma mère, qui a réussi à faire seule cette chose inhumaine

Quand je pense à elle, je peux voir l’intérieur de la chambre

Le miroir posé sur la commode en bois sombre, et la tablette en marbre blanc

Les murs recouverts de chaux

Le plancher bien ciré

Et les draps blancs

Souillés

De sueur

Puis de sang.

 

Son front, sa peau rouge et plissée par l’effort

 

Et son sourire quand je suis arrivée et que j’ai hurlé, moi aussi

 

Ma mère a dû se taire, tout de suite après 

Elle m’a prise contre son sein

Elle perdait beaucoup de sang

Ca ne s’est pas arrêté

Elle s’est tue

La fumée a emporté son dernier souffle, au-dessus du fleuve

Et voilà

 

Mon père est entré dans la pièce

Il ne m’a pas regardée

 

Moi j’étais là, au milieu de tout ça

La vieille me tenait dans ses bras

On est restées toutes les deux, dans un coin de la chambre

Et elle m’a murmuré des choses à l’oreille

Puis elle a chanté un chant très doux, en kikongo

Et je me suis endormie

Dans ses bras

 

Le lendemain on a enterré ma mère

Avec la chaleur, il fallait faire vite

Si bien que je n’ai pas vu son visage

Pas une seule fois

 

Après, il a fallu trouver une solution

Parce que mon père – c’était un Belge lui aussi – n’avait pas le temps de s’occuper d’une enfant

Il travaillait pour la société des mines

Il n’était pas souvent là, il partait en prospection

Pendant des semaines il disparaissait, personne ne savait où il allait

C’était comme ça, la prospection

 

Alors voilà

Je peux dire, je crois, que mon arrivée n’a pas vraiment été une bonne nouvelle

Que ma présence, après ce qui s’était passé, n’était plus trop désirée

Mais j’étais là

Il fallait bien trouver quelqu’un pour s’occuper de moi

 

Il paraît qu’elle s’est présentée d’elle-même

Qu’ils n’ont pas été la chercher

Elle s’appelait Massiga

C’était une nièce de la vieille

Elle m’a tout de suite mise au sein

 

Mon père ne disait rien

Mais mon grand-père lui, était très en colère

 

Le grand-père – Une négresse !

Si la petite boit son lait

Elle va devenir noire au-dedans

On devient ce qu’on mange

 

Il aurait voulu m’envoyer chez les sœurs blanches

Mais j’étais trop petite

Les sœurs lui ont conseillé de me confier à une nourrice

Seulement voilà, aucune nourrice ne voulait quitter la Belgique pour venir jusque là

 

Alors je suis restée avec elle

Avec ma nourrice noire

Massiga

Gaga

C’est comme ça que je l’appelais

J’ai bu son lait

Elle m’a appris à marcher

Et sans doute que mon grand-père disait vrai

Je suis devenue toute noire, au-dedans

 

C’est grâce à elle

A Gaga

C’est grâce à elle que je sais d’où je viens

C’est à cette terre là que j’appartiens

 

Alors oui, ça n’a jamais été chez moi, la Belgique

 

La Belgique, c’est juste un endroit pour vivre

La terre de Belgique, c’est de l’argile, c’est gluant et froid

Ca n’a rien à voir avec la terre rouge et souple de là-bas

 

Maintenant que c’est bientôt fini

Je voudrais retourner là-bas

Je voudrais reposer dans cette terre là

Vraiment oui, je voudrais…

 

On verra

C’est compliqué, il paraît

Ca fait beaucoup de papiers

Ca ne m’étonne pas

C’est ça la Belgique, toujours des papiers

 

Et puis, il faudrait que quelqu’un soit d’accord pour s’occuper des formalités, quand je ne serai plus là

C’est quelque chose qui devrait être suivi par ma fille

C’est un problème

Les formalités

Tout ça

 

L’infirmière – Vous voulez qu’on la contacte ?  Qu’on cherche son adresse, son numéro ?

 

- Non, laissez, ça va être compliqué…

 

L’infirmière – Mais on peut la retrouver.  Ca ne nous dérange pas, vous savez, on est là pour ça.

 

- Merci, non, je ne veux pas ! 

 

J’espère qu’ils ont compris

 

Là-bas, même quand il fait gris, il y a de la lumière

Il y a une lumière qu’on n’oublie pas

C’est une lumière que je n’ai jamais vue ici

 

Quand on débarque ici à dix-huit ans

C’est dur, forcément

 

L’infirmière – Alors madame Lermytte, encore occupée à ressasser ?  Il ne faut pas.  On n’est pas bien, ici ?

 

Je ne ressasse pas

C’est juste que moi, je n’oublie pas

Aucune journée passée là-bas, jusqu’à la dernière

 

J’ai embarqué à Matadi

Le 28 mai 1958

Sur un bateau vert

Le « Ville de Bruxelles »

L’odeur moisie de la couchette

Les vibrations du moteur, qui faisaient trembler les parois de ma cabine, deuxième classe, troisième entrepont

Je m’en souviens comme si c’était hier

J’avais dix-sept ans

 

Le grand-père – Tu ne peux pas rester ici

Ce, n’est pas bon pour toi

En Belgique, tu pourras étudier

Apprendre un métier

 

Mon grand-père était vieux

Fatigué

Ca l’embêtait, je suppose, l’idée que je sois encore là quand il n’y serait plus

 

Quand ça s’est passé, ce qui s’est passé, je crois qu’au fond, il était content

C’était un bon prétexte pour me faire partir

Il a sauté sur l’occasion

Oui, il était sans doute content que ça se finisse comme ça

 

Le grand-père – Comporte-toi comme une jeune fille convenable

Ne fais pas honte à ta famille

Ne salis pas le nom de ta famille

C’est ça que tu veux ?

Etre une de celles-là, qu’on voit passer dans la rue, une de ces crasseuses avec un enfant sur les bras ?

 

C’était sa crainte à lui

Il ne voulait pas qu’on se mélange

 

Les Congolais, il avait appris à vivre avec

Il les connaissait

Mais il n’a jamais quitté sa position de blanc

Le vieux chef blanc, c’est comme ça qu’on l’appelait

 

Le grand-père – Chacun à sa place

Les noirs dans leurs cases

Et nous dans nos maisons

 

C’est chez moi ici

Chaque jour, c’est un combat, je me bats pour garder ce que j’ai gagné

Toi qui aimes jouer dans le jardin

Sais-tu pourquoi il est si grand ?

Sais-tu pourquoi j’exige qu’il soit impeccable ?

C’est pour marquer notre territoire

Pour envoyer un message

Pour dire, ici, c’est le monde civilisé

Ici, c’est chez nous

Ce n’est pas chez vous

Et c’est la même chose pour les routes, le chemin de fer, les entrepôts

Tout ça, ça leur dit en permanence qu’on est chez nous

 

Et plus il me disait ça

Plus je pensais, je me sens tout autant chez moi en dehors du jardin que dedans

Plus je sentais que moi j’étais de là-bas

Et qu’un grand fleuve sépare ceux qui choisissent un lieu pour vivre de ceux qui le reçoivent à la naissance