L'île déchirée

A Chypre, on retrouve le corps d'un marchand d'art dans les ruines de la zone de démarcation qui divise le sud et le nord de l'île. Eleni, la soeur de la victime, revient sur sa terre natale et se bat pour connaître la vérité. Entre Chypre et Paris, elle découvre aux côtés de l'inspecteur Michaelides une part insoupçonnée de la vie de son frère et plonge dans l’histoire tourmentée de son pays.

Fiche

Année
2019

Extrait

Extrait de L’île déchirée, Aude Lafait, éditions du Lamantin, p. 58-59.
Le père de Michaelides avait pesté, s’était lamenté, «tu ne pourras rien obtenir» lui avait-on dit. Mais une nuit de cet automne 1974, il avait osé. Il s’était rendu près de ce qui devait plus tard devenir le checkpoint de Ledra Palace en plein centre-ville de Nicosie et avait abordé un Casque bleu de l’ONU. «C’est impossible, docteur» lui avait-on rétorqué. Il était revenu le lendemain, le surlendemain puis la semaine suivante, la semaine d’après et pendant des jours tous les soirs, il avait parlé au même type. Au bout du compte et de manière inattendue, il avait obtenu une autorisation spéciale.
Le premier soir, ses mains tremblaient, il transpirait malgré la fraîcheur de l’air. Le Casque bleu avait glissé son papier signé dans la poche intérieure de sa veste, ils avaient fumé une cigarette offerte par le médecin et le militaire lui avait bandé les yeux. «Tu traverseras aveugle la Green Line dans ma voiture, on fera la route, je te déposerai chez ton patient, tu feras ce que tu as à faire et nous repartirons. Tu ne me diras rien, je ne demanderai rien». Le médecin arrivait après l’obscurité, on lui nouait un tissu qui sentait l’essence de térébenthine autour des yeux et on le guidait vers le siège du pick-up. Il entendait les bruits de la nuit, le trafic qui peu à peu se réduisait, les insectes, l’eau qu’on puisait à la source, la cavalcade des bêtes sur les chemins caillouteux et enfin le silence lorsque le moteur coupé, on lui ôtait son bandeau devant une maison basse, mal entretenue et d’où en sortait un de ses patients, souvent âgé, qu’il n’avait plus vu depuis des mois.
L’émotion le prenait chaque fois et lui tordait les boyaux. Ils se serraient longuement les mains sous le regard du Casque bleu. Une fois dans la cuisine au sol irrégulier, baignée dans une lumière blafarde, ils s’échangeaient des nouvelles, les plus urgentes, les plus tristes en premier, puis après l’auscultation, les médicaments et les soins, ils parlaient de la joie d’être en vie, des enfants qui continuaient de courir sur le parvis de l’église, des plantations de pomme de terre, de la solidarité qui s’était mise en place entre les villageois malgré l’angoisse ambiante.
Cela avait duré quatre mois, au même endroit tous les jeudis soir et, du jour au lendemain, l’équipe du Casque bleu avait été remplacée, les nouveaux l’avaient regardé de travers lorsqu’il s’était pointé le jeudi suivant avec son autorisation au papier défraîchi. Il s’était senti profondément humilié lorsqu’on lui avait ri au nez.
C’était fini.
Il n’avait pu prévenir personne. Peut-être ses patients le croiraient-ils mort, exécuté sur un chemin de campagne? Après ça, se souvient Michaelides, son père était devenu maussade, moins intéressé par son travail, comme s’il avait définitivement perdu confiance en l’être humain.