Dans ses petits papiers

Annaëlle d’Ansieu n’est pas une fille comme les autres. Elle a la hantise des angles droits, prend les ombres en photo, boit des cocktails douteux et mange les cœurs de pâquerette. Rien de bien méchant. Mais ses parents préfèrent tout de même qu’elle aille consulter. Le docteur Isther est jeune, a les yeux d’un bleu intense, et de très jolies mains. Rien de bien méchant non plus. C’est pourtant là que ça devient dangereux. Car Annaëlle, quand elle est amoureuse, a vraiment une imagination débridée. Dans ses petits papiers est une apologie du fantasme et de la créativité. De l’insanité, aussi. Car faut-il vraiment que tout ait un sens ? Et si toutes ces choses réputées inutiles, voire dangereuses, avaient quand même un intérêt ? Si on avait le droit de rêver, de perdre son temps, de se raconter des histoires ? Et si Annaëlle d’Ansieu n’était, au fond, qu’une fille comme les autres ?

Fiche

Année
2006
Édition
L. Wilquin

Extrait

Annaëlle d’Ansieu a raccourci les poils de sa brosse à dents. Ce n’était pas facile. Il a fallu opérer individuellement, par pinceau. Maintenant la surface n’est plus très plane, mais au moins les poils sont plus courts. Elle a rangé ce qu’elle avait coupé dans la grande boîte ronde où se trouvent tous les autres restes de découpages. Annaëlle d’Ansieu n’aime pas les angles droits, du moins les parfaits, bien pointus et exactement droits. Heureusement donc que certains pensent à les polir, ou à les arrondir carrément. Arrondir carrément. Annaëlle aime bien arrondir carrément. Pour sa collection de couleurs, Annaëlle découpe des échantillons circulaires. Il y a toujours un trou au milieu, à cause de la pointe sèche du compas. Elle ne sait pas si ce trou la dérange ou pas. En tout cas elle commence à avoir beaucoup de couleurs. Il n’y en a pas deux les mêmes. Elle les trouve dans les magazines, les publicités. Annaëlle découpe des ronds de trois centimètres de diamètre exactement. Elle prend bien le temps, pour ne pas rater, pour bien suivre la courbe au crayon avec les ciseaux. Après elle colle les petits cercles colorés sur un des deux panneaux. Il y a le panneau des couleurs pures, et le panneau des couleurs impures, celles qui sont mélangées, pas vraiment unies, qui se délavent ou se dégradent, foncent un peu vers le centre ou sur la gauche… Les bouts de papiers qui restent, une fois le disque découpé, vont dans la grande boîte, là où Annaëlle vient de mettre feu les poils de sa brosse à dents. Annaëlle d’Ansieu regarde sa brosse à dents. Elle la trouve beaucoup mieux comme ça. Ces poils d’une longueur qui varie entre quatre et sept millimètres lui donnent un air plus jeune. Annaëlle se demande à quoi ressemble la machine qui coupe les poils des brosses à dents exactement à une hauteur d’un centimètre, dans les usines de brosses à dents. Est-ce qu’elle fait ça à la pièce, ou coiffe-t-elle plusieurs brosses à dents à la fois ? Combien ? * Annaëlle d’Ansieu ne parle pas beaucoup, sauf chez le docteur. Avec le docteur elle parle d’une série de choses, de presque tout en fait. Il écoute attentivement, il répond toujours aux questions qu’elle lui pose, et il sourit, d’un sourire qui fait un peu changer la couleur de ses yeux, derrière ses petites lunettes hexagonales. Le docteur Isther est très jeune, il vient de finir ses études. Annaëlle d’Ansieu mange les cœurs des pâquerettes, après avoir arraché les pétales. Peut-être que les pétales sont bons aussi, mais elle n’a jamais essayé. Quand elle a dit au docteur qu’elle aimait manger les cœurs de pâquerettes, il n’a pas réagi, mais le surlendemain, quand elle est arrivée dans le cabinet, il lui a tendu trois pâquerettes, et puis il l’a regardée avec curiosité arracher les pétales blancs et grignoter les petites étamines jaune vif. Trois c’était peu, elle aurait bien voulu tout un bouquet, mais elle n’a pas osé le lui dire. Parfois, Annaëlle est un peu intimidée par le docteur, avec son sourire tout doux et ses lunettes. Elle a quand même eu le courage de lui demander de garder les pétales, pour les mettre dans sa grande boîte. * Annaëlle d’Ansieu a le mur nord de sa chambre tout couvert d’ardoise, pour dessiner ses maisons. Parce que ses parents n’aimaient pas qu’elle dessine sur le mur. Alors ils ont mis ce grand panneau vert bouteille et ils lui ont acheté des craies. Comme ça elle peut même effacer et recommencer, c’est encore mieux. Elle dessine des manoirs, des châteaux, des cottages, des immeubles à appartements, des maisons de maître, des palais, des fermes, des villas et des cabanes. Mais elle fait bien attention à éviter les angles droits. Parfois alors les maisons sont de travers, les fenêtres un peu rabotées. Les escaliers surtout ont l’air étranges, pas faciles à monter et dangereux à descendre, mais de toute façon personne n’habite dans ces maisons. Annaëlle d’Ansieu mange les fruits rouges deux par deux. Elle les divise en parts égales, et puis goûte une moitié de chacun. Une fois qu’elle a déterminé lequel des deux était le meilleur, elle mange les deux autres moitiés en commençant par la moins bonne, pour être sûre de terminer par une bouchée savoureuse. Les fraises c’est le plus facile, il suffit d’un bon couteau, les cerises se laissent déjà moins faire à cause du noyau ; mais le pire ce sont les framboises et les mûres, qui s’écrasent et font des taches, sans parler des myrtilles minuscules parfois. Les groseilles, ça ne vaut pas la peine, elles laissent toujours un mauvais goût dans la bouche d’Annaëlle. C’est fou comme d’une baie à l’autre, la saveur peut-être différente.