Des géants au pied d'argile aux tribus de l'ombre

Entré sagement dans le monde de la photographie par l’inventaire des vieux Arbres de Wallonie, je n’avais en rien été préparé à la survenue des Tribus de l’Ombre. Depuis dix ans déjà, j’allais à la rencontre des Anciens avec cette jubilation émouvante des débutants. Eparpillés aux quatre coins de la Wallonie, les derniers des grands Feuillus avaient accepté de se retrouver dans un album qui tenait autant de l’encyclopédie que de la rêverie éveillée. Renversant le poids des mots et des images, j’avais convoqué les turbulences de l’Histoire ou la truculence d’anecdotes et historiettes et retrouvé la survivance étonnante d’us et coutumes que l’on croyait révolus pour illustrer mes portraits d’Arbres héroïques confrontés à l’adversité du Temps et des intempéries,

Fiche

Année
2000
Édition
La Revue Gnrale

Extrait

Avec le retour des hirondelles me parvint une invitation inhabituelle. On me conviait à découvrir Rognac, modeste bois érigé en réserve forestière. Une petite poche de quelques hectares aux portes mêmes de la Cité Ardente, sanctuaire minuscule mais préservé de toute exploitation depuis des décennies. C’est un lieu magique, ensauvagé, traversé de fracassements et d’effondrements. Tout ici s’adonne sans entraves à la jouissance de surgir, de se déployer avant l’affaissement définitif. Une cathédrale foudroyée, soumise à un mouvement perpétuel de déclins et de renouveaux imprévisibles.
Là, puis sur d’autres versants abrupts entre Ardenne et Condroz, j’entrepris d’explorer les pentes pénombreuses, m’égarais toujours plus avant, en des retraites presque intactes, exposées au seul jeu des forces naturelles. Le relief tourmenté, la présence d’éboulis rocheux, l’indifférence des hommes et l’intense concours des intempéries donnaient à ces lieux boisés un aspect hirsute et désordonné qui me plongeait dans une inexplicable jubilation.
Le temps perdit progressivement son emprise. La forêt me plongeait dans un monde primordial que ne perturbait plus le rythme trépidant des hommes, des montres et des machines.
Méprisés par les bûcherons, les Arbres rabougris, tors ou tombés, n’avaient plus de nom, refusaient de figurer dans les répertoires, de se prêter aux rituels recensés. Ils n’avaient de remarquable que leur anonymat, plus précisément l’absence de toute valeur - esthétique pas plus que marchande : des rebuts dont la présence, éphémère, n’était pas même niée, mais l’objet d’une inattention absolue, des quantités négligeables, pour ainsi dire inexistantes.
Le temps des inventaires était bel et bien révolu. L’âme errait en quête de sens. Et moi, la Belle Epine en mémoire, j’allais et venais, le cœur aventureux, l’œil exorbité à la recherche d’un point auquel me raccrocher. Je n’étais encore qu’au seuil de mes découvertes, ignorant encore ce lent dérèglement de tous les sens qui inscrit l’assimilation du passé dans le cycle des métamorphoses.
Les Arbres, eux, avaient déjà entrepris un lent retour vers l’Inanimé. Dans leurs souches vermoulues, leurs troncs étrillés par le passage des jours, ils se mirent à exprimer toute la démesure inventive du végétal. Livrés à eux-mêmes, les feuillus multiplient alors des formes d’une inquiétante étrangeté. Des images affleurent à la surface des souverains déchus. Je devine des visages qui s’estompent, entrevois des effigies, des formes hallucinantes : j’entrais peu à peu dans le domaine des “Figures de l’effroi et du ravissement”.
Car à l’instant même de s’effacer, comme mû par une inspiration inédite, l’arbre moribond s’adonne à un mimétisme surprenant. On le dirait porté à imiter, à simuler l’image de l’animal et de l’humain, figés dans un mouvement interrompu, comme suspendus par un instantané. L’Arbre semble alors éprouver l’impérieux besoin de manifester, in extremis, le pressentiment de nouvelles formes promises à ses atomes en voie de désagrégation.
Silhouettes insolites embusquées dans les taillis ou cabrées dans les branches basses, ombres qui tremblent et s’ébrouent entre deux battements de paupières : moments de stupeur ! Car ces visions biscornues et baroques raniment d’antiques terreurs ancrées au tréfonds de l’être. Et soudain, c’est l’échappée belle ! On rejoint l’arrière-monde immémorial dont nous parlent les récits enchantés des mythes et des légendes, là où tous les règnes du vivant peuvent échanger leurs apparences, là où l’homme peut démultiplier sa propre identité et devenir davantage lui-même en s’approchant au plus près de l’autre.
Dans les chablis s’apprêtant à retourner au monde souterrain se dessine alors un bestiaire arboré fabuleux : sauriens d’avant l’Histoire, serpents gardiens du seuil, gargouilles grimaçant dans les écorces et gnômes hagards, guerriers menaçants proférant des menaces ou des malédictions dérisoires, sylphides offertes dans la litière des feuilles… Belliqueux ou candides, grotesques ou émouvants, ils surgissent tels d’ultimes messagers des écorces en voie de dissolution.