La Forêt des Ombres

Charmes et Sortilèges d'Ardenne

Benjamin STASSEN - LA FORÊT DES OMBRES (ED. EOLE, 1999) Lorsqu’il découvre la réserve intégrale de Rognac, le photographe ignorait encore qu’il pénétrait un univers fabuleux : un sanctuaire forestier préservé de toute exploitation. Là, puis sur d’autres versants abrupts d’Ardenne, les arbres livrés à eux-mêmes révèlent l’inépuisable pouvoir d’invention du végétal : écorces, souches ou racines couvertes de mousses, de lichens, de champignons engendrent un bestiaire légendaire. On se croirait à l’orée d’un monde oublié : sauriens d’avant l’Histoire, serpents gardiens du seuil, gargouilles et gnômes hagards, guerriers menaçants ou tendres lutins, sylphides dans la litière des feuilles… Ces “Figures” primitives dévoilent l’imaginaire hallucinant de la Nature où le végétal, l’animal et l’humain dévoilent de troublantes affinités. Alliant une approche scientifique audacieuse et un regard contemplatif, La Forêt des Ombres ouvre un espace sauvage et intime où chacun retrouve les correspondances qui l’unissent à la Forêt enchantée de l’âme. De l’effroi au ravissement, un hommage émerveillé aux ultimes vestiges intacts des forêts d’Ardenne. Un album 24/30 cm - 120 pages et 120 photos couleurs EDITIONS EOLE - Ortho 44 - 6983 LA ROCHE - TEL./FAX 084 / 43 33 00 BENJAMIN STASSEN - ASBL LE MARRONNIER - Rue de Moulin 4 - 4590 ELLEMELLE - TÉL./FAX. 086 / 36 68 86 - benjamin.stassen@skynet.be

Fiche

Année
1999

Extrait

"(...)C’est lorsqu’ils sont tombés que les arbres révèlent les trésors qu’ils ont accumulés toute leur vie durant, car aucun d’entre eux ne meurt de mort naturelle sans s’abandonner à tout un petit peuple d’êtres délicats. Mousses et lichens, insectes, champignons et réseaux capillaires souterrains se nourrissent de la chair inerte et s’affairent patiemment à l’ensevelissement des défunts. Souverain et invisible, le mycélium s’insinue dans les moindres interstices, puis surgit - chapeaux pointus ou hauts-de-forme - pour signer la mort du géant à la manière de James Ensor. Il n’y a rien de lugubre ni de macabre dans ces carcasses placées sous le signe de Pluton. Toutes vertèbres brisées, thorax éventrés et corps caverneux recèlent dans leurs entrailles un foisonnement de vies menues, discrètes, presque invisibles, qu’animent des appétits tenaces. Car dans le linceul des écorces soulevées sur les sarcophages, les mandibules, pinces et tarières de cohortes voraces témoignent d’une ardeur invincible, s’activant pour hâter la digestion et précipiter la dissolution au cœur du tabernacle. L’instinct de survie des arbres s’exacerbe dans les tumeurs et protubérances, mais l’un après l’autre, tous finissent par rejoindre le giron de la terre où des rhizomes protéiformes se chargent de ronger les moindres résidus du désastre, de les résorber avant de les abolir à tout jamais. Carène éventrée, chaque décombre devient une nécropole en ruine, s’ouvre sur des catacombes bousculées par les bourrasques infimes de combats entre la matière moribonde et la Vie sans cesse renouvelée. Depuis le Carbonifère, rien ne meurt qui ne donne naissance à un surcroît d’existence, dans le flux et le reflux du souffle qui anime la matière. Chaque sépulture devient une chrysalide enceinte des sédiments où germeront tous les possibles. Je suis envoûté par cette rive incertaine entre l’élan et la chute, mais déjà je sais que la tourmente des spectres ne fait qu’annoncer le retour prochain des feuilles, des fleurs et des fruits. J’explore les troncs taraudés par le travail incessant des fossoyeurs. Penché sur ce précis de la décomposition, j’étudie les incisions minutieuses où s’opère la transmutation du bois pulvérulent en humus fécond. Je m’émerveille du miracle minuscule de quelques lichens parsemés en subtiles enluminures, je suis subjugué par les réverbérations bleutées qui vibrent dans la pénombre à la fin du jour. La dissolution incessante du temps vient s’inscrire au cœur même de nos fibres, à l’image de ces dessins prodigieux stylisés dans les écorces par l’assiduité des scolytes. Je contemple les enveloppes éphémères dans lesquelles se manifestait la Vie, acharnée à ne pas disparaître sans laisser une dernière trace de son passage. Je m’improvise orpailleur des ruines, archiviste de cristallisations irisées, décrypteur de signes hermétiques qui conduisent le voyageur en son for intérieur et l’âme de l’autre côté des apparences. Mais qui élucidera jamais l’agencement mystérieux des signes tatoués sur la matière ? De quel ordre relèvent ces menues armoiries, ces oriflammes en lambeaux ? Je capte des indices presque imperceptibles dans le déploiement somptueux des écorces condamnées. Dans ces bibliothèques turbulentes et ces parchemins provisoires, je relève des bribes sibyllines et rassemble les fragments épars de paragraphes énigmatiques. Je décèle l’empreinte des idiomes dont se sert le minéral pour garder la mémoire des plissements hercyniens. Le tissu ligneux me livre dans les troncs naufragés une palette de pigments surgis du limon primitif ou les traces d’un alphabet des arbres, offert en semis d’ocelles tombées du firmament. Je me sens en affinité avec ces anfractuosités où le rocher laisse affleurer le souvenir ancestral de sa naissance. Chacun d’entre eux m’appelle et me retient comme un témoin muet, devient un talisman arborant des arabesques chargées de me conduire au plus près de lui. La découverte d’un A soigneusement calligraphié dans l’emplein d’une double ligne ou celle d’une feuille translucide filigranée dans le tronc qui l’a vue naître, la simple opalescence d’un champignon humide de la rosée du premier matin, me laissent stupéfait. A tout moment, la Nature diffuse des messages sensibles offerts à la contemplation. Comme l’écrit Maeterlinck a propos de cet archange hypersensible, Novalis, lorsque le cœur, l’âme et l’esprit se rejoignent, l’homme peut éveiller en lui des ressources insoupçonnées et se laisser effleurer par “d’étranges coïncidences et d’étonnantes analogies, obscures, tremblantes, fugitives et farouches, et qui s’évanouissent avant qu’on ait compris.” La photographie devient alors une manière de capter et de transcrire ces instants de félicité fugace où l’on croit discerner des îlots de sens émergeant des débris abandonnés par l’homme. Un soir, le crépuscule me surprit près de la mare assoupie dans les sous-bois. Du miroir des eaux émeraude s’élevait une gaze estompant formes et couleurs en un lavis de tons assourdis. Déjà je ne discernais plus le contour des choses et il me semblait que les images du passé et la vision que je pouvais avoir de l’avenir se mêlaient en un va-et-vient qui allait s’alentissant. Remuant les vestiges de longs souvenirs et de réminiscences lointaines, j’arpentais le cadastre de mes propres incertitudes. Je déambulais, à la lisière du rêve et de l’éveil. C’était l’heure louve. Je flottais entre deux eaux, bercé par les volutes de pensées informes, d’images de corps inanimés s’abîmant mollement dans la vase insondable. Combien de temps ai-je ainsi dérivé ? Il y eut un moment de paix absolue et j’eus l’impression de glisser par un passage dérobé, ouvert sur un arrière-pays silencieux, ventilé par un mouvement d’ailes invisibles, délivré du poids des pensées et des sentiments personnels. Tout semblait possible et entr’ouvert. Arbres morts et vivants, ronces, ruines et racines infusaient dans un clair-obscur velouté. Je finis par basculer dans l’immense fosse des secrets où fusionnent la matière et la lumière et je vis se mêler éléments vivants et volumes déliquescents en un bouillon de germinations appelées à émerger au grand jour. Formes et frontières semblaient s’estomper, et j’eus la sensation de m’étirer, de me distendre jusqu’à me confondre avec tout ce qui m’entourait, pour me diluer enfin dans cette petite mer de la tranquillité. (...)" * * *