Le vent syrien

« Vous croyez votre femme en voyage », écrivait l'ami qui vous veut du bien. « Elle sera à l'Auberge de la Grande Boucle dans l'après-midi du 10... elle y a donné rendez-vous à M. Hugues Fortant, réceptionniste, avec qui elle entretient depuis quelques mois des relations privilégiées. Ce jeune homme est brun, de taille moyenne, et portera une cravate griffée Yves-Saint-Laurent, qu'elle vient de lui offrir ». Je laissais ainsi le choix au petit Fortant. Un peu de personnalité pouvait lui sauver la vie; c'était lui qui, le matin même, nouerait ou non devant son miroir, avec complaisance, le fil de son destin. Ces vingt-quatre brefs récits, tout en contrastes d’univers, de style, de ton, sont autant de microclimats. Ils ont en commun l’irruption de l’étrange dans le quotidien, qui provoque le rêve, le bien-être ou le malaise.

Fiche

Visuel
Année
1996
Édition
Quorum

Extrait

Un trou de verdure Tu m'écris que tu te plais beaucoup dans tes nouvelles fonctions et que tu vas peut-être enfin partir en mission de longue durée. Tu brûles d'en découdre avec des pauvres mal armés et mal nourris par un tyran qui, lui, se gardera bien de vos coups. Je vais te sembler bien rabat-joie même si, tu le sais, je te trouve éblouissant dans ton bel uniforme. Tant pis. La première pensée qui m'est venue à ta lettre est un souvenir vieux déjà, que je te livre ici pour ce qu’il vaut. Je passais le week-end chez un ancien camarade de faculté. Le dimanche matin, comme l'épouse de mon ami préparait des leçons pour sa classe, nous partîmes nous promener avec leurs deux fillettes en forêt. Nous étions dans le centre de l’Ardenne, et à l'automne. Tout était beau, rien n'était triste encore, sauf peut-être, mais à peine, une pluie fine dont nous gardaient les hauts arbres. Mon ami avait dans ses relations un grand propriétaire dont les bois et les prés s'étendaient sur quinze cents hectares. Pour une plébéienne comme moi, l'occasion était belle de s'enfoncer loin des foules et des parcs à autocars. Les gamines — qui ont à présent presque ton âge — trottinant devant nous, nous nous mîmes à marcher sous les arbres en parlant de souvenirs et de projets. Je n'ai pas besoin de te dire (puisque tu partages ce goût) à quel point cette forêt magnifique m'emplissait les yeux et l'âme. Le but de la promenade était un étang, ou plutôt trois étangs reliés par un déversoir alors très bas. Le plus grand de ces plans d'eau s'ornait d'une petite île plantée de trois arbres en panache. Des canards s'envolèrent à notre approche. Un ponton partait d'une grève en pente douce, envahie par endroits de longues herbes droites. Le plaisir d'être là pour jouir de cette vue, de cet air qui avait une odeur, presque un goût, le disputait à l'envie de disparaître pour ne pas perturber ce paysage qui donnait l'impression de se suffire à lui-même. Mais le piaillement des petites, fatiguées, et la crainte de les voir tomber à l'eau nous firent laisser là ce site extraordinaire. Le déversoir courait à travers les bois, d'étang en étang, avec un petit bruit de fuite, comme un rongeur qui aurait détalé sous les feuilles. Mon ami me fit remarquer cette trouée éclairée : C'est un trou de verdure où chante une rivière, Accrochant follement aux herbes des haillons D'argent, où le soleil, de la montagne fière, Luit... et nous nous récitâmes, sans élever la voix, quelques vers encore mais, par une pudeur instinctive, nous nous gardâmes d'énoncer le dernier. De retour dans la petite ville, nous allâmes visiter ensemble un musée. Dans une première salle s'amoncelaient d'anciens objets de la vie et du travail de tous les jours; dans une deuxième, des centaines d'animaux naturalisés, tous animaux d'Ardenne dont beaucoup disparus ou en voie de s'éteindre, petit et gros gibier, oiseaux, rongeurs. Je ne me lassais pas d'admirer ces couleurs, ces attitudes, même si le tableau de toute cette vie figée peut avoir un aspect plus morbide. La troisième salle était celle des armes et des souvenirs de guerre. Bastogne a été le théâtre d'une des plus sanglantes et terribles batailles de la deuxième guerre mondiale. Tout ce que t'ont appris de longue date tes modèles réduits et tes magazines guerriers (qui malgré moi me fascinaient aussi, parfois), je l'ai vu exposé là, à la fois anodin et brutal, inoffensif, désamorcé par les vitrines et pourtant menaçant encore. Mortiers, pistolets, grenades, baïonnettes et poignards, fusils longs et courts rivalisaient de perfectionnement dans la technique ou l'art horrible de saigner, de pourfendre, de détruire. Lettres et documents, photos de bombardements, rations de ragoût de l'US Army; radios clandestines en forme de livre, que l'on dissimulait dans la bibliothèque; insignes et médailles qui bêlaient leur patriotisme. Une vitrine, la dernière, exposait la fouille d'une tombe, non pas préhistorique, non pas égyptienne ou étrusque, fabuleuse, ni mystérieuse, oh non ! précise comme un état civil. C'était, les ossements mis à part et inhumés ailleurs, tout ce que contenait la tombe de fortune d'un soldat tué lors des derniers combats, alors qu'il se trouvait en faction sur les bords de la Sûre, en face des avant-postes de l'armée américaine. Ce jeune Allemand dont une balle a troué l'omoplate a été enfoui tout de suite, en hâte. Parmi les débris qui encombrent la vitrine, on voit une fourchette, un fusil décomposé, un couteau, un casque, des lambeaux de tissu. Il portait des chaussures américaines, sans doute volées à un cadavre. Deux grenades. Une ceinture. Un crayon. Un peigne et, incongrus au milieu de ces virils morceaux de mort, un petit flacon à parfum et un collier de perles. Des cadeaux pour sa petite amie ? Le souvenir d'une galante rencontre ? Il a eu de la chance. Les milliers de cadavres que n'ont pu emporter ses compatriotes en déroute ont gelé tout l'hiver, puis pourri dès le dégel. Alors, dans la peur de l'épidémie, on les a tirés au croc, qui vers des cimetières, qui, plus souvent, dans la haine et le dégoût mêlés, vers les fosses communes, avec les animaux, dans les ravines. Et on les recouvrait de terre... L'Ardenne est semée de ces ossements. L'homme de la vitrine, tu l'auras compris, m'a remis en mémoire le Dormeur du Val : Les parfums ne font pas frissonner sa narine Il dort dans le soleil, la main sur sa poitrine, Tranquille. Il a deux trous rouges au côté droit. Combien, dans ce pays, combien, dans tous les autres, de ces morts qui sommeillent, à six pieds sous terre, sous nos pas, quand nous avons les yeux emplis de la beauté du jour et cherchons, en contrebas, dans un trou de verdure, un filet d'eau qui court sous les branches ? Si j'allais réfréner ton ardeur militaire ? Mais non. Je suppose que tu n'auras retenu que le bruit et la fureur des combats. Moi... Il est vrai : je suis ta mère.