Christine Van Acker

  • Écrit / Son / Spectacle vivant

La dernière pierre

C'était au Portugal,il y a longemps : un prince captif et fou qui tourna en rond jusqu'à ce qu'il finisse par user, jusqu'au dernier grain, la pierre de sa cellule et par se percher au bord du vide. Ce dialogue avec la matière, c'est aussi l'histoire de quelqu'un qui regarde aujourd'hui la tour, le voit tourner encore, tourne avec lui. Un auteur qui n'est pas plus libre, ni moins folle que lui.

Fiche

Année
2009
Édition
Carnets du dessert de lune, Phonuscrits

Extrait

« Elle est autour, elle n'est pas dedans.
Je suis dedans, dedans la tour.
Je tourne, je tourne. Je ne me retourne pas.
Droit devant.
Chaque pas est le premier.
J'en fais un, j'en fais dix, j'en fais cent.
Et un autre que je n'ai pas encore fait.
Elle est dehors, elle n'est pas moi.
Je tourne depuis cent ans.
Le sommeil, je ne le trouve plus. Le sommeil, c'est derrière moi.
Je ne me retourne pas. Droit. Devant. Je tourne.
C'est de l'air traversé, c'est de l'évasion bon marché.
Quand on marche comme ça, on va forcément quelque part.
J'y vais.
Elle est entrée. Non, elle , n'est pas moi.
Pour les pierres de ma cellule, des tailleurs ont tapé fort, coups après coups, ils sont venus à bout de la roche brute, de la veine sauvage.
Ils lui ont donné une forme.
Alignées, ajustées, ces dalles sont faites pour durer plus que ne durent les hommes, les fils des hommes, les petits fils des hommes.
Moi, je tourne, je marche, je cours, j'appuie mes pas, je les glisse, je les frotte.

Et la pierre commence à s'émouvoir. Elle s'use, elle cède, se laisse prendre par cet homme qui oublie de dormir, qui a tant de chemin à accomplir devant lui avant qu'on ne vienne, peut-être, demain, le sortir de là, les pieds devants.
La pierre s'incline sous cette route infinie qui me mène depuis un an, depuis dix ans, depuis cent ans.
Elle est là. Je n'y suis plus.

Il y a si longtemps de ça.
C'était du temps des histoires de princesses qui dorment cent ans, des princes libres de venir les embrasser et de repartir au loin, droit devant, tout droit, plus loin que le bout de la terre tant leurs coeurs s'emballent quand ils aiment.
Je regarde la pierre creusée, le cercle étroit, parfait, sur le sol de la prison.
J'y place mes pieds. J'avance. Je tourne.
Je ne suis pas là.
Je ne suis pas lui.
Je suis entrée, non, je ne suis pas lui.
Je suis là.

J'y suis.
Encore.
Nous y sommes. Nous tournons.
Ensemble.
Un an, dix ans, cent ans.
Un pas, un autre.
Jamais.
Le même. »