Eric Emmanuel Schmitt

  • Audiovisuel / Écrit / Spectacle vivant / Son

Monsieur Ibrahim et les fleurs du Coran

À Paris, dans les années soixante, Momo, un petit garçon juif de douze ans, devient l'ami du vieil épicier arabe de la rue Bleue. Mais les apparences sont trompeuses : Monsieur Ibrahim, l'épicier, n'est pas arabe mais soufi, la rue Bleue n'est pas bleue et l'enfant n'est peut-être pas juif. Éric-Emmanuel Schmitt offre une leçon d'antiracisme et d'anticonformisme sur le ton de la fable enchantée. À l'heure où le monde s'embrase sous les feux des intégrismes il rappelle avec tolérance que le Coran ne contient pas seulement des épines mais aussi des fleurs.

Fiche

Année
2001
Édition
Albin Michel

Extrait

À onze ans, j'ai cassé mon cochon et je suis allé voir les putes. Mon cochon, c'était une tirelire en porcelaine vernie, couleur de vomi, avec une fente qui permettait à la pièce d'entrer mais pas de sortir. Mon père l'avait choisie, cette tirelire à sens unique, parce qu'elle correspondait à sa conception de la vie : l'argent est fait pour être gardé, pas dépensé. Il y avait deux cents francs dans les entrailles du cochon. Deux cents francs, c'était le prix d'une fille, rue de Paradis. C'était le prix de l'âge d'homme. Les premières, elles m'ont demandé ma carte d'identité. Malgré ma voix, malgré mon poids - j'étais gros comme un sac de sucreries -, elles doutaient des seize ans que j'annonçais, elles avaient dû me voir passer et grandir, toutes ces dernières années, accroché à mon filet de légumes. Au bout de la rue, sous le porche, il y avait une nouvelle. Elle était ronde, belle comme un dessin. Je lui ai montré mon argent. Elle a souri. - Tu as seize ans, toi - Ben ouais, depuis ce matin. On est montés. J'y croyais à peine, elle avait vingt-deux ans, c'était une vieille et elle était toute pour moi. Elle m'a expliqué comment on se lavait, puis comment on devait faire l'amour… Évidemment, je savais déjà mais je la laissais dire, pour qu'elle se sente plus à l'aise, et puis j'aimais bien sa voix, un peu boudeuse, un peu chagrinée. Tout le long, j'ai failli m'évanouir. À la fin, elle m'a caressé les cheveux, gentiment, et elle a dit : - Il faudra revenir, et me faire un petit cadeau. Ça a presque gâché ma joie : j'avais oublié le petit cadeau. Ça y est, j'étais un homme, j'avais été baptisé entre les cuisses d'une femme, je tenais à peine sur mes pieds tant mes jambes tremblaient encore et les ennuis commençaient : j'avais oublié le fameux petit cadeau. Je suis rentré en courant à l'appartement, je me suis rué dans ma chambre, j'ai regardé autour de moi ce que je pouvais offrir de plus précieux, puis j'ai recouru dare-dare rue de Paradis. La fille était toujours sous le porche. Je lui ai donné mon ours en peluche.