Belgiques

Ce qui reste quand on a tout oublié...

Que reste-t-il quand on a tout oublié ? Les pavés de la mémoire qui racontent l'ancien quartier juif de Charleroi ; les fresques de Jean Delville qui éclairent d'un jour étrange un procès en cour d'Assises à Bruxelles... autant de visages de la mémoire, au coeur des Belgiques d'Evelyne Guzy.

Sommaire
Raphaël dans sa cité-jardin
Le Pèlerin de Saint-Job
La prison de la liberté
La traversée
Les couleurs de la mer du Nord
Intermède sportif
Même les roses blanches ont des épines
Le monde d’en bas
L’abc de la liberté
Vice caché
Ma voisine, Dora
Il restera le magnolia

Fiche

Visuel
Année
2023
Édition
Ker éditions

Extrait

Le Monde d’en bas

« Tout ce qui est en haut est comme tout ce qui est en bas. » Je tiens cette citation de mon arrière-grand-mère, Io. C’est moi qui l’ai nommée ainsi, Io, lorsque j’étais petite. Ce nom m’est venu d’un coup, j’ai décidé, elle a accepté. Il lui allait si bien. Il m’a été inspiré par un mythe de la Grèce antique qu’elle me racontait souvent : l’histoire d’Io, justement, une prêtresse dont tomba amoureux Zeus, le grand chef des dieux, au point qu’il se métamorphosait en nuage pour la visiter. On s’en doute, Héra, l’épouse en titre, n’apprécia que très peu ; ainsi, pour échapper à sa surveillance, Zeus transforma, ni vu ni connu, Io en génisse blanche… qu’Héra demanda en cadeau… et que Zeus visita sous la forme d’un taureau ! L’histoire aurait pu continuer longtemps, je vous passe les mille péripéties qui menèrent finalement Io à prendre la fuite et à retrouver son apparence humaine. Dans le fond, au travers de ses multiples transformations, n’était-elle pas toujours restée la même ? Aujourd’hui je me demande si telle était la morale que tirait mon arrière-grand-mère de cette légende… 

Io me racontait mille histoires des temps anciens, ceux de l’aube de la Préhumanité. Elle disait que ces mythes dissimulaient la sagesse du monde d’avant, et qu’ils devraient subsister, même lorsque ce passé se serait noyé dans les limbes de la mémoire. Elle me parlait de son enfance, aussi, de cette époque où les flots envahissaient plages et digues, de ce temps où l’eau ne pouvait plus se contenir, où tout débordait de partout. Heureusement, disait-elle, cette ère est révolue. Alors, elle touchait le tubercule qui ornait le milieu de son visage. Ça s’appelait un nez, disait-elle. Dans le monde d’en haut, il servait à respirer. Chez les personnes de ma génération, cette partie du visage ressemble un peu au rostre du dauphin ; à l’époque d’Io, les savants n’avaient pas encore trouvé la méthode pour modifier le génome préhumain élégamment. Mon arrière-grand-mère avait servi aux expérimentations préliminaires, et elle arborait sans complexes son improbable chirurgie nasale et l’évent, bizarrement placé, qui lui servait de narine étanche : n’avait-elle pas été une pionnière ? 

« Retiens les histoires, me disait-elle. Et offre-les en cadeau à ta descendance. Il fut un temps où, hommes et animaux terrestres humaient le parfum des fleurs. L’odeur était délicieuse. Mais nous profitons de tant d’autres sensations aujourd’hui ! » Et c’est exact, mon corps augmenté m’offre, confirment les scientifiques, des perceptions qu’Io n’a pas connues dans son ancienne vie.

(A suivre…)