La femme qui chante

Prisonnière du dortoir, le petite Solange attend un miracle pour la délivrer de la rigueur du pensionnat algérien. Celui ci se produit : c'est le retour précipité au pays. Avec l'arrivée dans ce « pays miracle, pays Miracoli, pays tout mélangé salé sucré », Solange n'est pas pour autant libérée. C'est une vie de femme qui s'ouvre, admirable et brutale, marquée au fer rouge par cet adage martelé alors par les mères à leurs filles : « La femme donne, elle se donne, l'homme prend ». Solange subira la morale des hommes, qui tout interdit, qui tout salit. Mais quand elle chante, contre les dents du monde, Solange enfin change de vie : le chant déborde et la déborde. Solange se libère et pourtant disparaît, dans le même mouvement.

Jacques Richard nous livre un portrait âpre, touché de cette poésie qu'il maîtrise à la perfection, un roman féministe qu'il dédie à ses deux filles et à ses cinq sœurs. Et à toutes les autres.

Note de l'éditeur

Voir aussi :

Le chant du mensonge

Portrait de femme in En attendant Nadeau

Fiche

Visuel
Images
Son
https://www.facebook.com/watch/?v=1078042922401718
Année
2019
Édition
Onlit Editions
Distribution
Dilibel

Extrait

Ils lui ont dit qu’on ne viendrait pas avant demain matin pour enlever le corps. Ils sont partis et elle reste près de lui. Elle le regarde. Seul le visage dépasse du drap qu’ils ont rabattu, après l’examen, sur la dépouille nue. Elle a encore eu le temps de voir combien il lui ressemble. Il faut dire « ressemblait ». Maintenant, pour celui-ci, tout se dira à l’imparfait. Elle serre autour d’elle son manteau. Elle regarde le drap. À travers le drap. Les mêmes membres longs, la même ossature fine affleurant sous la peau tendue et diaphane. Elle, version homme. Comme son frère. De dos, on les confondait. Le frère et la sœur, la mère et le fils. Elle est très fatiguée. Elle voudrait s’allonger pour un instant - elle pense pour un instant – à côté de lui, sur la civière, sur l’espace minuscule, la languette de drap restée libre le long du bras immobile. Elle reste assise la tête appuyée contre la cloison. Ses yeux se ferment, malgré elle. Elle voudrait s’allonger. Avoir chaud, encore un peu. Elle va s’allonger pour un instant – elle pense encore rien qu’un instant – à la place restée libre dans le lit. Sa place à elle, près de son homme parti, côté mur, le côté qui a toujours été le sien. Elle défait son peignoir et, comme tous les soirs pour se mettre au lit, elle est quasi nue, elle aussi. Elle est allongée sur le dos comme lui, comme d’habitude quand ils se couchent côte à côte. Elle essaye de respirer calmement, lentement, comme elle fait quand elle se prépare à dormir. Il est encore là. Il est encore là pour quelques heures. Jusqu’à demain. Ils n’ont pas donné d’heure précise, mais c’est dans longtemps, le matin. Elle cherche sa main sous le drap et la touche, la prend dans la sienne et la serre comme quand il faut qu’il se réveille. Souvent alors il ne bronche pas, fait celui qui dort encore. Elle se tourne vers lui. Elle est très près de sa peau. Les poils de sa barbe ont déjà suffisamment repoussé depuis la veille pour que la lumière qui passe maintenant entre les rideaux lui en montre la couleur changeante, presque transparente, par endroits. Noir, roux. Les pores sont très apparents, très ouverts. Elle a l’impression qu’ils transpirent. Le sang affleure aux pommettes luisantes, comme une couperose. Elle a un mouvement pour se rapprocher et, sans s’en rendre compte, elle pose ses lèvres sur la tempe tiède. Et il n’est pas du tout froid. Elle recommence. Elle recommence plus longtemps, lui donne un vrai baiser, avec le bruit. Et puis un autre, un autre encore. Sur le front, les paupières. Sur l’aile de son nez. Lui, il l’embrasse toujours sur le bout du nez en appuyant trop fort. Elle embrasse ses lèvres. Encore, encore. Elle embrasse sa bouche, elle l’embrasse sur la bouche. Elle met sa langue. Elle lui entrouvre les lèvres de la pointe de la langue. Elle a maintenant dans la bouche la saveur de la sienne, le rugueux de sa langue sur la pointe qu’elle insère, qu’elle remue contre l’autre. Elle ne sait pas de quelle bouche est la salive qui l’enrobe tout entière, la salive qu’elle aspire, qu’elle boit longtemps, longtemps. Et sa main gauche caresse le front, caresse la joue, le cou et les épaules. Elle met ses seins contre la poitrine rude, se couche presque dessus, la tête enfouie dans le creux de l’épaule. Le visage tout entier. Elle étreint de ses jambes les jambes allongées. Et sa main continue, là-bas, là-bas. Loin.