La mort de l'admiral

Fiche

Année
1967
Édition
Marabout

Extrait

Jo Gaillard, « La Mort de l’Admiral » Ils se rendirent d'abord dans la timonerie, d'où l'on dominait l'immense pont plat parcouru par le réseau serré des tuyauteries et des vannes; bosselé par les hiloires cylindriques des trous d'homme. De là-haut, Gaillard avait l'impression de se trouver au sommet d'un petit building. Grognant - il s'était brusquement senti de mauvaise humeur et ignorait pourquoi - il touchait à tout. Les multiples cadrans des appareils de navigation ultra-modernes le fascinaient et en même temps l'irritaient. Il manipula précautionneusement les boutons de commande du pilote automatique. - Bien beau, tout ça, Morales! Ça ne les a pas empêcher de se f... sur les récifs! La timonerie était intacte. Le feu avait arrêté sa progression dans la coursive centrale de l'étage inférieur, boursouflant les murs immaculés d'innombrables cloques brunâtres. La cabine du capitaine, de même que celles de plusieurs officiers, avait été complètement ravagée et était à présent pleine de choses noires et puantes que l'eau avait transformées en magma informe. Le second conduisit Gaillard aux étages inférieurs, qui gardaient l'empreinte des flammes. Les cabines des hommes d'équipage étaient sinistrées pour la plupart, de même que la cuisine, le carré et le salon. Mais ces dégâts étaient relativement bénins et le pétrolier restait apte à naviguer. Dans la salle des machines, qui ressemblait à une centrale électrique, les alternateurs continuaient de fonctionner, dispensant le courant à profusion. Tout était éblouissant de propreté. Drumont, qui tripotait un tableau couvert 1 de disjoncteurs et de fusibles, se tourna vers le capitaine lorsque celui-ci entra. - Tout est en ordre de marche, fit-il. J'ai coupé les circuits des locaux atteints par l'incendie, de sorte qu'il n'y a aucun risque de court-circuit. L'eau déversée par les extincteurs automatiques est à peu de chose près évacuée. Avez-vous des instructions spéciales à me communiquer? - Oui... La nuit tombe et nous devons prendre nos précautions. Vous allumerez les feux de position. Code: navire échoué. Morales qui caressait respectueusement le pupitre de commande des turbines, toussa pour attirer l'attention deson chef. - Quelque chose à dire? demanda Gaillard. - Oui, capitaine. Les matelots et moi avons sondé. Le résultat n'est guère brillant. La quille repose sur le rocher à l'avant, et la coque, à tribord, est coincée contre un écueil sous-marin. Si vous désirez dégager le bâtiment, il faudra flanquer à la mer une grosse quantité de pétrole. Gaillard ne répondit pas et, par le dédale d'échelles et de passerelles métalliques, regagna le pont. L'ombre avait envahi le ciel et les premières étoiles luisaient faiblement au ras de l'horizon. Le vent, qui soufflait de plus en plus fort, était froid. L'odeur lourde du pétrole stagnait partout. Les feux de position s'allumèrent brusquement: blanc - rouge, rouge - blanc, indiquant que le pétrolier était échoué et qu'il n'était plus maître de sa manœuvre. Les deux matelots emmenés par Morales se tenaient à l'entrée d'une porte. Accroché au flanc du navire, bien abrité de la houle, O'Brien attendait le bon plaisir du capitaine en s'efforçant d'empêcher la baleinière de heurter trop violemment la coque. L'embarcation utilisée par le groupe du second avait été suspendue aux bossoirs du pétrolier et oscillait à quelques pieds de hauteur au-dessus du pont. Morales tendit le bras en direction de la proue. - Voyez, capitaine, le temps se détériore de plus en plus. Les yeux bleus fouillèrent toute la longueur du pont balayé toutes les trente ou quarante secondes par une lame plus forte que les autres. A chaque coup de boutoir, le bâtiment résonnait sourdement sans accuser le moindre glissement. Le capitaine pensait qu'il eût mieux valu qu'il réagisse, car sa coque devait supporter une pression non uniforme de dizaines de milliers de tonnes d'eau lancées à toute vitesse. Il posa sa main sur le bras de Morales. - Il ne résistera pas indéfiniment à de tels chocs, dit-il. Il est soumis à un effort de torsion considérable et, pour ne rien arranger, sa quille doit être en train de s'ancrer de plus en plus profondément dans le rocher. Il changea brusquement de ton, se fit impératif: - Morales, allez voir s'il n'est pas possible de faire du café quelque part à bord de ce maudit navire. Les hommes et vous en avez le plus grand besoin. Sans mot dire, le second disparut à l'intérieur du château arrière. Les matelots le suivirent. Confusément, tous trois comprenaient que le capitaine avait besoin d'être seul. Gaillard traversa le pont, alla s'accouder à la rambarde, du côté du large. A cet endroit, vu la légère surélévation du pont, il se trouvait hors de portée des lames qui, claquant comme des coups de fouet, se brisaient et déferlaient d'un bord vers l'autre. Sous la lumière crépusculaire, la mer était glauque, menaçante. Sans rien connaître des dernières prévisions météorologiques, le Français sentait que les heures à venir seraient rudes. Sans aller nécessairement jusqu'à la tempête qui sonnerait le glas du navire géant, la houle augmenterait probablement en amplitude et en force. Il fallait agir au plus vite. Et lui, Jo Gaillard, capitaine de l'Andromaque, perché présentement sur une sorte de gigantesque tonneau contenant près de 100 000 tonnes de pétrole brut, devait décider de la conduite à tenir. Il se trouvait placé en face d'une redoutable alternative: faire appel aux remorqueurs de haute mer qui mettraient au moins vingt-quatre heures à atteindre les lieux - et Dieu seul savait ce que serait devenu l'Admiral dans vingt-quatre heures - ou tenter lui-même le dégagement du bâtiment en jetant à la mer une quantité de pétrole de loin supérieure à celle primitivement escomptée. S'il agissait ainsi, Gaillard n'ignorait pas qu'il allait souiller des dizaines et peut-être même des centaines de milles de côte. Le temps pressait. Que faire? Il ne pouvait pas se tromper. Il n'en avait pas le droit. Il devait agir selon sa conscience de marin et tenter de sauver coûte que coûte le grand navire coincé dans les récifs. (pp. 41-44)