Les blessures du silence

Thème: L'exil Drame qui se joue dans un centre de réfugiés.

Fiche

Année
2010

Extrait

...Le soir venu, comme la veille, Mamiber reprenait son histoire en y ajoutant une strophe : Ils étaient dix, ils étaient vingt et des vingt, j’étais le plus jeune, le plus déterminé. Ils m’ont dit, ils m’ont dit : Suis-nous. Je les ai suivis. Ils m’ont montré le travail à faire… Pas le temps, pas le temps qu’ils disaient pour enterrer les victimes… Achève le travail…Tous écoutaient Mamibern pris de nausée même ceux qui n’avaient pas vécu l’horreur et ne comprenaient pas le kinyarwanda. Ils se regardaient désespérément, le corps plié en deux, les jambes secouées d’un tremblement incontrôlable. Ils compatissaient avec ceux qui avaient été blessés sur leur terre, frappés aux creux de leur demeure, humiliés, habités par la mort soudaine. Une partie d’eux s’en trouvait meurtrie, l’autre arrachée. Ils étaient dix, ils étaient vingt et des vingt, j’étais le plus jeune, j’étais le plus méchant, le plus cruel. La terre repue et indignée refusait de boire leur sang qui s’étalait par flaques visqueuses et brunes. L’air était irrespirable. J’avais les yeux qui brûlaient. Je ne pleurais plus, je n’étais plus un enfant. ..
Un peu plus tard dans la nuit, lorsqu’ils se redressaient pour danser aux sons des djembés, ils étaient devenus autres. Et pour ceux qui avaient vécu cela dans leur chair, un remord s’était incrusté en eux telle une brisure, un silence que l’amour ne pouvait effacer. Ils se rappelaient qu’eux s’étaient enfuis sans se retourner, avaient marché jusqu’à épuisement. Ils avaient traversé la frontière sans papier, sans argent. Même si les dés jetés leur avaient attribué une vie de clandestinité et tué le rêve qui balbutiait en eux, c’était d’être en vie qui leur donnait ce sentiment de culpabilité. Et la complainte de Mamibern accentuait encore plus le souvenir des êtres aimés, de la douceur des jours passés au village, de la marmite commune, de la fécondité de la terre…de l’incompréhensible massacre, des années vagabondes… Comme si le jour cicatrisait la blessure et la nuit la mettait à nu...