LE DEPART

Le départ. Il est 19h, 19h pile. À 35 ans, bien cravaté et affublé du costume de son père, la valise de sa mère réquisitionnée, pour LE FILS, c'est enfin l'heure du grand départ. Mais comme disait Brel : « Ce qu’il y a de difficile, pour un homme qui habiterait Vilvoorde et qui voudrait aller à Hong-Kong, ça n’est pas d’aller à Hong-Kong, c’est de quitter Vilvoorde. »  Le droit à la différence, les rapports de classe, la violence des relations familiales sont au centre de cette pièce. Mais Le départ, c'est aussi une pièce drôle qui flirte avec le surréalisme et l'absurde, une invitation à voler de ses propres ailes, même et surtout si c'est à contre-courant.   Personnages La Mère. Le Père. Le Fils. 35 ans Monsieur. Madame. Le fils de Monsieur et de Madame 33 ans Les rôles des deux fils devraient être incarnés par des danseurs.  

Fiche

Visuel
Année
2017
Édition
Lansman

Extrait

LA MERE.- Est-ce que j'aurai encore des ailes?

LE PERE.- Passe-moi l'sel.

LA MERE.- Un jour.

LE PERE.- Le sel.

LA MERE.- Des ailes...

LE PERE.- Le sel je te dis!

LA MERE.- Je sais pas.

LE PERE.- Pas assez salé ce truc.

LA MERE.- J'aimerais bien avoir des ailes.

LE PERE.- J'aime bien salé moi.
Le sel y a que ça d’vrai, ça rehausse tout.

LA MERE.- J'ai déjà eu ça des ailes...
Être légère, voler...

LE PERE.- Tu dis ?

LA MERE.- Rien.

LE PERE.- Ben tais-toi alors.
(La mère soupire)
Tu parles si tu as à dire sinon tu parles pas.

LA MERE.- Je disais j'aimerais bien avoir des ailes.

LE PERE.- Si tu n'as rien à dire tu te tais.

LA MERE.- Pas toi ?

LE PERE.- Quoi pas moi ?

LA MERE.- Des ailes ça te dirait pas à toi ?

Si on repeignait ? On pourrait repeindre, c'est triste non ?

LE PERE.- Quoi ? Où ? Où c'est triste ?
Tu vois de la tristesse toi ? Moi pas.

LA MERE.- C'est tout de même un peu triste.
On pourrait repeindre.

LE PERE.- Faut voyager, traverser l'eau. Là-bas, de l'autre côté, tu verras d’la tristesse. Ici c'est pas triste. Ici c'est l'Europe, l'Europe c'est pas triste. L’Europe tout le monde veut y venir et si tout le monde veut y venir, c'est que c'est pas triste, c'est gai. L’Europe c'est gai et toi tu vis en Europe. Donc repeindre non. On repeint pas quand c'est gai même si on trouve ça triste, ce serait du gaspillage. Y a des tas de gens tristes qui sont dans l'besoin, qui frappent à notre porte et toi tu penses qu'à gaspiller, gaspiller, gaspiller !

Repeindre ? Et avec quel fric ? T'en a toi du fric ? J'en ai moi ? On repeint pas. Il y a d'autres priorités.
On repeint pas.
C'est gai ici.
….
Moi je trouve ça gai.
….
En quelle couleur ?

LA MERE.- Je sais pas moi. Jaune ?

LE PERE.- Ben voyons jaune, la couleur de la pisse ! Ça c'est une bonne idée. Vivre entouré de pisse, baigné en permanence dans l'urine de nos murs en voilà de la gaîté. Tu trouves pas qu'on est déjà assez dans la merde.
Tiens, tu me coupes l'appétit.

(Entre le fils, une valise à la main)

LE FILS.- Papa, maman, il est 19h pile. Pile-poil. Bon appétit.

(Le père et la mère regardent le fils fixement)

LE PERE ET LA MERE (en chœur).- Merci.
...

LA MERE.- Qu'est-ce qui se passe ?

(Le père fusille le fils du regard)
Qu'est-ce qui se passe ? Il se passe quelque chose, j'ai raté un épisode ?
(Désignant la valise)
C'est quoi ça ?

LE FILS.- Valise.

LA MERE.- «Valise, valise»... on dit une valise, une valise et cette valise, c'est ma valise.

LE FILS.- Exact. Une valise, ta valise.

LA MERE.- Et qu'est-ce que tu fais avec ma valise ?

LE FILS.- Je pars.

LA MERE.- Tu pars tu pars, comment ça tu pars, sans manger et avec ma valise !?

LE FILS.- Exact. Sans manger avec ta valise.

LE PERE.- Et ce costume, c'est mon costume. Qu'est-ce que tu fous dans mon costume ?

LA MERE.- Mais tu pars, tu pars-

LE PERE.- Où ça?

LE FILS.- Je ne sais pas où, je pars c'est tout.

LE PERE.- Tu pars, tu sais pas où, tu pars c'est tout. Mais tu vas où ?

LE FILS.- Loin, très loin.

LA MERE.- Loin...

LE PERE.- (À la mère) Il part loin ! (Au fils) Loin, c'est pas un réponse ça « loin ». Loin c'est où ?

LA MERE.- On ne part pas comme ça sur un coup de pouce, pas si loin. Et puis c'est vrai ce que dit ton père, c'est où ça loin ?

LE FILS.- Loin c'est loin.

LA MERE.- Loin c'est loin...

LE FILS.- Exact.

LE PERE.- Exact exact exact ! Loin c'est loin. Loin, il part loin !

LA MERE.- Mais ne crie pas comme ça !

LE PERE(criant).- Je ne crie pas. J’extériorise mon interrogation, mon étonnement, mon incompréhension, mon, mon...

LA MERE.- Bon ça va ça va, calme-toi. (Pause) Il te dit qu'il va loin. Il sait peut-être pas encore exactement où c'est, c'est tout. C'est... dans un premier temps. Dans un premier temps, il sait juste que c'est loin. Loin c'est loin, c'est tout.

LE PERE.- Loin c'est loin...
Tu as du boulot ?

LE FILS.- Non.

LE PERE.- De l'argent ?

LE FILS.- Non.

LE PERE.- Qu'est-ce que tu as ? Tu as juste un diplôme qui sert à rien. Tu n'as rien. Avec rien on va pas bien loin.

Et avec mon costume en plus.
Et la valise de ta mère en surplus.
Et ta mère, ta mère aussi elle veut savoir
...
Enfin c'est tout de même normal de vouloir savoir non ? On est tes parents merde !
(À la mère) Tu ne veux pas savoir toi ?
LA MERE.- Mais si si, bien sûr je veux savoir mais ne crie pas comme ça.

LE PERE.- C'est mon fils, je crie si je veux. Je suis son père, j'ai le droit d’extérioriser mes interrogations. C'est de l'intérêt dans son intérêt. Je m’intéresse à lui, voilà, voilà pourquoi je crie. Si je me foutais de sa gueule je ne crierais pas.