La fiancée du canal
Fiche
- Année
- 2001
- Édition
- Luce Wilquin
Extrait
Sa dernière préparation achevée, Charles Lagrange n’y tint plus. Il ôta sa blouse blanche et, après avoir jeté un rapide coup d’oeil aux prescriptions en attente, s’empressa de répéter les gestes quotidiens que réclamait la fermeture de sa pharmacie.
Il venait à peine de baisser le rideau métallique de sa devanture lorsque la sonnerie du téléphone retentit. Il fut sur le point de revenir sur ses pas. Puis, comme s’il refusait tout à coup de céder au remords, il donna deux tours de clé et s’éloigna.
Ecrasé sous un ciel de plomb, Le Chesne était pratiquement désert. Charles enfila la rue principale du village d’un pas rapide, pressé de gagner la petite place de l’église Saint-Jacques où il retrouverait le banc qui, depuis près d’un mois, le voyait s’asseoir tous les jours à l’ombre des tilleuls.
Ce soir encore, il s’installa discrètement, avant de river son regard à l’une des fenêtres du Relais d’Argonne dont la façade arrière occupait un coin de la place, à quelques mètres du canal.
A peine plus de dix minutes s’étaient écoulées lorsque le sommet des tilleuls se mit à onduler dans un frémissement. Le vent se levait. Une nouvelle bourrasque venait de soulever un nuage de poussière au pied de l’église lorsqu’il crut soudain entrevoir une silhouette dans la chambre qu’il épiait. Son coeur s’emballa. Il n’était pourtant pas très sûr de lui car les ramures animaient la façade de leurs ombres mouvantes, se faisant les instruments d’un étrange décor.
Son attente redoubla, palpitante, tandis qu’au loin retentissait un premier grondement de tonnerre. De longues secondes s’écoulèrent encore, durant lesquelles il se sentit gagné par une sourde angoisse.
Et s’il l’avait manquée?...
Ne pouvant se résigner à cette idée, il se leva. Cette fois, le ciel avait commencé de s’obscurcir et le vent se mit à balayer la place dans un grand frisson de feuilles. Une femme gagna précipitamment le fond de son jardin pour dépendre son linge. Des gosses se mirent à courir. Plus loin, sur le chemin de halage, des vacanciers rejoignaient leur bateau en toute hâte.
Sans se préoccuper de l’orage qui arrivait, Charles s’était approché du muret de pierre qui bordait le jardin de l’auberge, le regard toujours tendu en direction de la chambre dont la fenêtre était ouverte. C’est à ce moment précis que tombèrent les premières gouttes de pluie. Lourdes et sonores, elles s’écrasèrent autour de lui, l’une après l’autre, creusant dans la poussière de l’été de minuscules cratères d’ocre jaune. Il y eut un nouveau coup de tonnerre, la couleur du ciel vira au noir et l’orage éclata, délivrant d’un coup le village de la chaleur qui l’étouffait depuis plusieurs jours.
Indifférent à la pluie qui commençait à battre, Charles se mit à longer le jardin. Il avait tout au plus vingt pas à faire avant d’en atteindre l’extrémité et de déboucher sur la terrasse de l’auberge, à l’angle du bâtiment. Vingt pas avant de perdre la fenêtre de vue. Autant de secondes durant lesquelles s’affronteraient en lui les sentiments les plus contradictoires.
Mais comment pouvait-il se résoudre à rentrer chez lui sans l’avoir vue?
Et pourtant, il avançait toujours, comme si sa marche était réglée pour ne jamais s’arrêter, sans se soucier de l’eau tiède qui dégoulinait sur son visage, trempait sa chemise. Il ne restait déjà plus que quelques mètres lorsque se produisit ce qu’il espérait.
La pièce s’éclaira.
Charles se figea, retint sa respiration, le temps d’apercevoir une jeune fille aux longs cheveux blonds se précipiter à la fenêtre pour la refermer. Mais alors que celle-ci se penchait au dehors pour en saisir les deux battants, un éclair incisa le ciel dans un fracas assourdissant. Aveuglé, il ferma les yeux, sans entendre le petit cri de stupeur qu’elle poussa au même moment.
Lorsqu’il releva la tête, elle avait disparu et il n’eut que le temps de prononcer un prénom avant que la lumière ne s’éteigne: «Pauline!»...
La fiancée du canal, pp. 25-27 (Editions Luce Wilquin, 2001)