La bête est fatiguée

Christian Martin, auteur dramatique, est au bout du rouleau. Sa femme, pour le rebooster et lui redonner l’envie d’écrire, l’entraîne dans un univers qu’il va découvrir : un camping dont le gérant n’est autre qu’un certain…Christian Martin. Voilà une situation très théâtrale qui se complique encore, car le femme du gérant est une femme qu’il a visiblement bien connue et qui veut se venger de lui tout comme d’autres personnages qui le confondent visiblement avec le véritable gérant. Le voilà englué dans une véritable toile d’araignée où les quiproquos et les répliques cinglantes sont légion. Notre auteur réussira-t-il à prouver sa bonne foi et sa véritable identité ?

Fiche

Année
2016
Production
Compagnie des Sources, Péruwelz

Extrait

ACTE 1

 

SCENE 1 : LOUISE, CHRISTIAN, AMANDINE

 

LOUISE, rentrant en traînant derrière elle une valise. – Viens, chéri. (Un homme rentre à son tour.) Va t’asseoir. (L’homme, visiblement sans ressort, va s’asseoir dans un canapé.) Ici, tu vas retrouver ton entrain, l’inspiration et tu vas commencer à écrire ta nouvelle pièce de théâtre.

CHRISTIAN. – J’aimerais partager ton optimisme mais je suis fini, usé.

LOUISE. – Ce qu’il te faut, c’est du dépaysement…et de la nouveauté pour te rebooster.

CHRISTIAN. – De la nouveauté ?

LOUISE. – L’hôtel, on connaît par cœur. Les chambres d’hôte, par contre, nous n’avons jamais essayé.

CHRISTIAN. – A l’hôtel, il y a une réception. Ici : personne apparemment.

LOUISE. – Oui, c’est un peu étonnant…et le camping, juste à côté, c’est dépaysant aussi.

CHRISTIAN. – Bof ! C’est connu, archiconnu.

LOUISE. – Sûrement pas celui-ci : il vient d’ouvrir hier.

CHRISTIAN. – Rien qu’à l’idée de passer une nuit sous la tente, j’ai les boules.

LOUISE. – ça tombe bien, tu pourras aller jouer à la pétanque.

CHRISTIAN. – J’avais besoin de calme, ce sera l’affluence…Tout ce que je déteste.

LOUISE. – Mais non, les campeurs ne vont pas venir ici.

CHRISTIAN. – Tu n’as pas vu la plaque : « Gérance du camping » ?

LOUISE. – Gérance, ça ne veut rien dire, c’est pour les problèmes administratifs.

CHRISTIAN. – Eh bien, je sens qu’ils en auront…et qu’ils accourront ici.

AMANDINE, rentrant et dévisageant admirative Christian. – Alors comme ça, c’est vous ?

CHRISTIAN, à Louise. – Voilà le premier problème administratif. (Puis à la femme.) C’est moi ?

AMANDINE. – Christian Martin, l’auteur. J’ai entendu votre femme vous parler sur le parking.

LOUISE. – Tu vois mon Cricri, tu es un auteur connu, ça ne te rebooste pas, ça ?

AMANDINE, enthousiaste. – Cricri heu Christian Martin, nom d’un pétard ! Mes copines vont être jalouses. Signez mon t-shirt. (Elle lui tend à hauteur de la poitrine.)

LOUISE. – Non, plus bas.

AMANDINE. – Mon Dieu, mais je n’ai même pas un bic ou un marqueur.

CHRISTIAN. – Et je ne peux pas vous aider, dommage ! (Louise l’éloigne de la jeune femme.) Je n’ai rien sur moi, car je n’ai plus envie d’écrire.

LOUISE. – Mais si, tu vas écrire. Un auteur connu, reconnu, doit écrire.

CHRISTIAN. – Auteur connu, n’exagérons rien : je suis simplement joué par des amateurs. (Puis à Amandine.) Comment avez-vous entendu parler de moi ?

AMANDINE. – J’ai joué avec ma troupe la pièce où un mari trompe sa femme et où elle fait la même chose.

LOUISE. – Il en a écrit une vingtaine avec la même situation.

CHRISTIAN. – Seize.

LOUISE, à Christian. – Ne minimise pas encore. Sois fier, bombe le torse.

CHRISTIAN. – Je n’ai pas envie de bomber…ni de faire la bombe non plus, d’ailleurs.

LOUISE, à Amandine. – C’est un modeste, vous savez. (Puis à Christian.) Et le hasard fait bien les choses : tu retrouves l’une de tes interprètes.

CHRISTIAN. – Elle a été tellement marquée par la pièce qu’elle ne connaît plus le titre.

LOUISE. – Quel était le nom de votre personnage ? Que faisiez-vous dans la pièce ?

AMANDINE. – Je soufflais.

CHRISTIAN, en aparté.ça explique tout.

AMANDINE. – Mais souvent je n’entendais pas bien à cause des panneaux du décor. Ils sont trop épais.

LOUISE. – Il faut tendre l’oreille.

AMANDINE. – Je la pose contre mais parfois trop fort et je ne me rends pas compte que je pousse.

CHRISTIAN. – Et alors ?

AMANDINE. – Le jour de la première, j’ai vraiment poussé le panneau et j’ai renversé un vase qui était posé juste derrière.

LOUISE. – Et il est tombé sur la scène ?

AMANDINE. – Oui. Et Marguerite a crié, elle a eu peur et, du coup, elle a lâché sa tasse.

LOUISE. – Qui est tombée également sur la scène ?

AMANDINE. – Non : sur le pied de Jocelyne qui jouait la maîtresse de Roland qui était l’ex de Marguerite.

CHRISTIAN. – Tiens, Marguerite, je croyais que c’était une vache.

AMANDINE. – Meuh non, c’est la copine qui jouait le rôle de la cocue.

LOUISE, à Christian. – Ne te moque pas d’elle.

CHRISTIAN. – Je ne me moque pas : c’était un piège et elle n’est pas tombée…dans le panneau. Mais c’est vrai : j’ai été vache.

LOUISE. – Vous voyez, il n’arrête pas de faire du théâtre et donc vous, vous soufflez. Vous ne jouez jamais ?

AMANDINE. – Si, dans le lever de rideau. Deux fables de La Fontaine : « Le corbeau et le renard » et puis « Le loup et la brebis ».

CHRISTIAN. – Vous êtes sûre que ce n’était pas plutôt « Le loup et l’agneau » ?

AMANDINE. – Peut-être, je ne me souviens plus très bien mais c’était de La Fontaine.

CHRISTIAN. – Une fontaine, j’ai cru en apercevoir une en arrivant. Pouvez-vous aller me chercher un peu d’eau s’il vous plaît ?

LOUISE, à Amandine en aparté. – Je crois qu’il a besoin de rester seul.

AMANDINE, en aparté à Louise. – D’accord mais vous croyez qu’il pourrait m’aider à faire carrière au théâtre ?

LOUISE, même jeu. – Hm…oui, sans doute…mais revenez plus tard.

AMANDINE, même jeu. – OK, je comprends. (Puis à Christian.) A plus tard, monsieur Martin.

CHRISTIAN. – A plus tard, mademoiselle.

AMANDINE, en aparté. – Quand je vais raconter ça aux copines. (Elle sort mais revient aussitôt.) J’ai retrouvé le titre : « Le facteur sonne toujours deux fois. » (Louise et Christian la regardent étonnés.)

CHRISTIAN /LOUISE, en chœur, étonnés. – Le facteur sonne toujours deux fois ?

CHRISTIAN, ironique. – Ah bon ? Et pour la création de la pièce, j’avais engagé Jack Nicholson et Jessica Lange (Les noms sont bien prononcés à l’anglaise.)

LOUISE, à Christian. – Ne te moque pas encore.

CHRISTIAN. – Mais je ne me moque pas : il a même fallu que je leur apprenne d’abord le français.

AMANDINE, enthousiaste. – Vous faites passer des auditions ? Vous avez aussi une troupe ?

LOUISE. – Oui, il a une troupe mais d’amateurs.

AMANDINE. – Ah ! Je me disais aussi…parce que je ne connais pas ce Jacques Ni…Ni comment encore ?

CHRISTIAN, prononçant à la française. – Jacques Nicholson…et j’avais engagé Jessica pour faire le saut.

AMANDINE. – Le saut ? Quel saut ?

CHRISTIAN. – Le saut de l’ange : Jessica Lange (Prononcé à la française.) pour faire le saut de l’ange évidemment.

AMANDINE, réfléchissant. – Pourtant dans la pièce, on ne sautait pas.

CHRISTIAN, en aparté. – Dans le film, si… (Puis à Amandine.) Et je ne sais plus finalement si c’était Nicholson ou Micaleçon (Les noms sont toujours prononcés à la française.)…ou plus de caleçon du tout.

LOUISE. – Enfin bref, mademoiselle, Jacques et Jessica, appelons-les ainsi, sont donc des amateurs qui ont joué pour Christian.

AMANDINE. – Je me disais aussi parce que les grands acteurs, je les connais tous.

CHRISTIAN, en aparté. – Pas tous, pas tous.

AMANDINE. – Je pourrai passer une audition, moi aussi ?

LOUISE. – Certainement, mais plus tard parce que mon mari est vraiment très fatigué.

CHRISTIAN, d’abord en aparté. – La connerie, ça fatigue. (Puis à Amandine.) C’est vrai que la route a été longue.

AMANDINE. – Bien sûr… mais le titre, c’était bien « Le facteur sonne toujours deux fois » ?

CHRISTIAN. – Presque, c’était : « Le farceur sonne toujours trois fois ». C’était une parodie du film.

AMANDINE. – On a fait un film de votre pièce ? Mince, je l’ai raté ! Et c’était une parodie ?

LOUISE. – Et une belle parodie, il peut en être fier.

CHRISTIAN. – Oui mais je ne bombe pas.

AMANDINE. – Vous ne bombez pas ?

CHRISTIAN. – Le torse.

AMANDINE. – Ah ! Et au fait, c’est quoi une parodie ?

LOUISE. – Il vous expliquera plus tard quand vous passerez l’audition.

AMANDINE. – D’accord. Je…je vous laisse. A plus tard.

LOUISE. – A plus tard, mademoiselle.

AMANDINE. – Amandine, je m’appelle Amandine. (Elle sort.)

CHRISTIAN. – A plus tard ? A jamais : qu’elle aille plutôt jouer à la pétanque.

(Un homme apparemment furieux rentre.)

 

SCENE 2 : LOUISE, CHRISTIAN, BOUGON

 

BOUGON. – C’est vous le gérant ?

CHRISTIAN, d’abord en aparté. – Voilà le second problème administratif. (Puis à l’homme.) Non, désolé, je ne suis qu’un client. Et vous ?

BOUGON, même jeu. – Client également…mais déçu : j’ai les boules.

LOUISE. – Nous venions justement de parler de pétanque, ça tombe bien.

BOUGON. – J’en ai horreur, je suis venu ici pour faire du vélo. Mais alors, où est-il le gérant ? En arrivant hier, je n’ai vu que sa femme.

LOUISE. – Et nous, encore personne.

BOUGON. – Eh bien ! quand vous le verrez, vous lui direz qu’au chalet 19, les W.-C. sont bouchés et qu’on a intérêt à m’envoyer quelqu’un rapidement.

CHRISTIAN. – Nous lui dirons, monsieur… ?

BOUGON. – Bougon. (Il sort.)

LOUISE. – Il porte bien son nom…Utilise-le dans ta prochaine pièce, ça fera rire : monsieur Bougon, ce sera un personnage de râleur.

BOUGON, revenant. – Et vous lui direz que ce n’est surtout pas normal dans un chalet tout neuf.

CHRISTIAN. – Effectivement.

BOUGON. – Vous n’allez quand même pas me dire que cela doit arriver ?

LOUISE. – Non, bien sûr.

CHRISTIAN. – Et nous transmettrons vos doléances, monsieur Bougon. Repartez sans crainte.

BOUGON. – Quand c’est neuf, c’est neuf, non ?

CHRISTIAN. – Nous lui dirons. Allez-y.

BOUGON. – Allez-y, allez-y : dites tout de suite que je vous gêne.

CHRISTIAN. – Loin de nous cette idée mais vous pouvez repartir en confiance.

LOUISE. – Nous transmettrons.

BOUGON. – En tout cas, ça me pompe l’air.

CHRISTIAN. – Je comprends mais faites-nous confiance.

BOUGON. – Vous me prenez pour un hurluberlu, c’est ça ?

LOUISE. – Mon mari aspire simplement à la tranquillité, monsieur Bougon.

CHRISTIAN, respirant profondément. – C’est ça, j’aspire.

BOUGON. – Dites tout de suite que je vous pompe l’air aussi.

LOUISE. – Mais non : mon mari veut simplement se reposer. Nous venons de parcourir sept cents km en voiture.

BOUGON. – Et moi, huit cents.

LOUISE. – Oui mais pas aujourd’hui ?

BOUGON. – Non : hier !...Mais ça n’enlève rien à la distance.

CHRISTIAN. – Mais vous avez eu le temps de souffler. Et moi, j’ai besoin de souffler…aussi (Il souffle.)

BOUGON. – Et en plus, vous vous moquez de moi.

LOUISE. – Mais non ! S’il vous plaît, laissez-nous, monsieur Bougon.

CHRISTIAN. – Nous transmettrons le message. Chalet 29.

BOUGON, fâché. – Non ! 19 ! 19 ! vous voyez !

LOUISE. – Voir quoi, monsieur Bougon ?

BOUGON. – Que vous ne me prenez pas au sérieux.

LOUISE. – Mais si !

CHRISTIAN. – Chalet 19, veuillez m’excuser et dès que nous voyons le gérant, nous vous l’envoyons.

BOUGON. – Oui, bon. Je suis bien obligé de vous faire confiance.

LOUISE. – Et votre confiance est bien placée, croyez-moi.

BOUGON. – ça, je le verrai à l’autopsie, comme l’on dit.

CHRISTIAN. – Mais la salle d’autopsie n’est pas ici, alors, s’il vous plaît, allez disséquer ailleurs.

BOUGON. – Quand je disais que vous vous moquiez de moi.

LOUISE. – S’il vous plaît, monsieur Bougon.

BOUGON. – Oui, bon ! je vais disséquer ailleurs mais je n’en pense pas moins. A plus alors, comme on dit. (Il sort.)

CHRISTIAN. – A plus ? A moins, à moins !

LOUISE. – Ouf ! Mais tu vois que tu dois l’utiliser dans ta pièce.

CHRISTIAN. – Sûrement pas.

LOUISE. – « A moins », j’adore ton jeu de mots : c’est ta marque de fabrique.

CHRISTIAN. – Eh bien, ma fabrique tourne à présent au ralenti, tu dois bien l’accepter.

LOUISE. – Accepter quoi ?

CHRISTIAN. – Ma panne d’envie, de créativité.

LOUISE. – Ce n’est qu’une panne passagère. Ici, tu vas reprendre du poil de la bête.

CHRISTIAN. – La bête est fatiguée, elle a besoin de repos.

LOUISE. – Eh bien, voilà, tu as déjà le titre de ta prochaine comédie : la bête est fatiguée.

CHRISTIAN. – Et ça parlerait de quoi ?

LOUISE. – D’un coureur de jupons, d’un Don Juan qui aurait décidé de s’arrêter de draguer.

CHRISTIAN. – Pas très original.

LOUISE. – Les histoires de cocus, d’amants et de maîtresses, ça fait toujours rire.

CHRISTIAN. – ça me fait surtout rire jaune pour l’instant.

LOUISE. – Ton originalité, ce sera ton titre : la bête est fatiguée.

CHRISTIAN. – J’en ai aussi deux autres : l’année sabbatique et burn-out. Je n’ai plus ni énergie ni imagination.

LOUISE. – ça va revenir. En attendant, reste assis, je vais aller chercher l’autre valise (Christian lui donne ses clés de voiture)…et jeter un coup d’œil à côté dans le camping.

CHRISTIAN. – Tu crois que tu as le droit ?

LOUISE. – Ce n’est pas un camp militaire. (Elle sort.)

CHRISTIAN. – Dommage : on aurait pu placer des fils barbelés pour les empêcher de passer. (Une porte s’est ouverte, une femme est rentrée. Christian sursaute.)

 

SCENE 3 : CHRISTIAN, ELISABETH

 

ELISABETH. – Eh oui, mon brave Christian, tu ne rêves pas. C’est bien moi.

CHRISTIAN. – Elisabeth ? Mais ?

ELISABETH. – Elisabeth, oui. Tu ne m’appelles plus Eli comme avant ?

CHRISTIAN. – Que…que fais-tu là ? C’est toi la gérante du camping ?

ELISABETH. – C’est plutôt le rôle de mon mari ou plutôt c’était.

CHRISTIAN. – Pourquoi c’était ?

ELISABETH. – Tu l’apprendras bientôt. Personnellement, je gère plutôt les chambres d’hôte. Et visiblement, tu ne le savais pas.

CHRISTIAN. – C’est ma femme qui a réservé…sans rien me dire.

ELISABETH. – Sans rien te dire ? Quelle surprise !

CHRISTIAN. – Une mauvaise surprise.

ELISABETH. – Mauvaise surprise en effet, car je vais me venger.

CHRISTIAN. – Te venger ?

ELISABETH. – D’avoir été plaquée du jour au lendemain, sans aucune explication.

CHRISTIAN. – Je…je n’ai jamais su parler.

ELISABETH. – Tu aurais pu l’écrire puisque tu es auteur.

CHRISTIAN. – Je n’écrivais pas encore à l’époque.

ELISABETH. – Quelle excuse, quelle dérobade ! C’était courage, fuyons !

CHRISTIAN. – ça devenait trop sérieux : tu voulais te marier, ça me faisait peur.

ELISABETH. – Pourquoi ?

CHRISTIAN. – Tu… tu étais trop possessive, trop jalouse.

ELISABETH. – Je le suis toujours.

CHRISTIAN. – Tu m’étouffais, j’avais besoin de respirer.

ELISABETH. – Au point de disparaître dans la nature ?

CHRISTIAN. – Monter sur Paris, c’était un vieux projet…

ELISABETH. – Dont tu ne m’avais jamais parlé. C’était pour fuir la mante religieuse qui aurait pu te dévorer ?

CHRISTIAN. – N’exagérons rien.

 ELISABETH. – C’est pourtant ce que je vais faire…maintenant, car la vengeance est un plat qui se mange froid.

CHRISTIAN. – Après une bonne vingtaine d’années, il y a prescription.

ELISABETH. – Les peines de cœur sont incompressibles.

CHRISTIAN. – Je demande un recours en grâce puisque tu t’es quand même mariée.

ELISABETH. – Avec un homme pas comme les autres d’ailleurs. Et ça prouve bien à quel point j’ai été marquée.

CHRISTIAN. – Et qu’a-t-il de si extraordinaire ?

ELISABETH. – Il porte le même nom que toi : Christian Martin.

CHRISTIAN. – C’est…interpellant en effet mais c’est un patronyme assez courant.

ELISABETH. – Plus qu’un patronyme, ce sera l’instrument de ma vengeance.

CHRISTIAN. – Mais tu deviens folle.

ELISABETH. – Quand j’ai eu ta femme au téléphone et qu’elle m’a dit que tu étais auteur, j’ai tout de suite su que c’était toi.

CHRISTIAN. – Elle ne fait vraiment que des conneries, celle-là !

ELISABETH. – Et elle a ajouté que tu étais à bout et que tu avais besoin de vacances pour mieux rebondir.

CHRISTIAN. – Et tu as pris la balle au bond.

ELISABETH. – Pour marquer le panier de la victoire, celui de la vengeance pour t’anéantir. (Elle se met à rire.)

 

SCENE 4 : CHRISTIAN, ELISABETH, LOUISE

 

LOUISE, revenant avec une autre valise. – Ah, quelqu’un ! Madame Martin ? Mais vous riez ?

ELISABETH. – Madame Martin, en effet. C’est votre mari qui m’a fait rire.

LOUISE, à Christian. – Non ? Tu retrouves la forme : je te l’avais dit.

CHISTIAN. – Ne t’emballe pas : c’est une vieille blague que tout le monde connaît.

LOUISE, à Christian. – Bon, d’accord,  mais Christian, mon chéri, je ne t’avais rien dit mais cette dame s’appelle Martin parce que son mari s’appelle…

CHRISTIAN. – Christian Martin, comme moi, je sais.

ELISABETH. – Il vient de l’apprendre.

LOUISE. – Je suis sûre que ça peut t’inspirer.

CHRISTIAN. – Cela ne m’inspire qu’une chose : l’envie de partir.

LOUISE. – Sûrement pas, ça va te donner l’envie de quiproquos pour que le public ne s’y retrouve plus.

ELISABETH. – Oui, monsieur Martin : qui est qui ? Démêler le faux du vrai.

LOUISE. – Voilà : un homme arrive dans un logis comme celui-ci et le gérant porte le même nom que lui.

ELISABETH. – Et la femme du gérant serait son ex.

CHRISTIAN, embarrassé. – Très…très intéressant.

LOUISE, à Elisabeth. – Dites donc, vous avez de l’imagination.

ELISABETH. – Je puise l’inspiration dans la réalité et j’aime le théâtre de boulevard.

LOUISE, à Christian. – Tu devrais demander à madame des idées.

ELISABETH. – L’homme serait connu : pourquoi pas un auteur de théâtre ?

LOUISE, enthousiaste. – Mais oui, c’est génial !

CHRISTIAN. – Génial ? N’exagérons rien…et puis j’aurais l’impression de parler de moi.

ELISABETH. – Alors que nous ne nous connaissons pas et que je ne suis pas votre ex, forcément.

CHRISTIAN, embarrassé. – Forcément.

LOUISE. – Mais on ne te demande pas d’écrire une pièce autobiographique.

CHRISTIAN. – Heureusement. Et puis, de toute façon la bête est fatiguée, je te l’ai dit.

ELISABETH. – La bête serait fatiguée…parce qu’elle aurait accumulé les maîtresses. Elle aurait profité du prestige de son métier d’auteur…forcément.

CHRISTIAN, embarrassé, avec un rictus. – Forcément…mais j’ai…j’ai toujours été fidèle.

LOUISE. – Mais ça, je le sais, mon chéri, je te demande d’inventer.

ELISABETH. – Mais oui, inventez : je suis votre ex et appelez mon personnage « Elisabeth » dans votre pièce, ce serait un honneur.

CHRISTIAN. – Je…je n’arriverai plus à écrire : la…bête est fatiguée.

LOUISE. – Mais enfin, tu as vraiment le point de départ à présent.

ELISABETH. – Et je vous retrouve…et je veux me venger.

LOUISE. – Excellent. Vous venger mais pourquoi ?

ELISABETH. – Parce que j’ai été plaquée sans un mot d’explication…après une histoire longue de trois ans.

CHRISTIAN. – Mais…mais je n’ai rien à voir avec tout cela.

LOUISE. – Mais je le sais, mon Cricri : quand on s’est connus, tu m’as dit qu’il n’y avait jamais rien eu de sérieux dans ta vie.

ELISABETH, en aparté à Christian. – Tu as dit ça, mon Cricri ? Salaud, tu vas me le payer !

CHRISTIAN, en aparté à Elisabeth. – Te le payer ? Comment ? Je n’ai plus de sous, plus d’énergie, plus rien.

LOUISE. – Je sais bien que j’ai été ton seul amour : tu me l’as assez répété.

ELISABETH, en aparté à Christian. –  Ordure, sale petite ordure.

CHRISTIAN, s’écartant d’elle et en aparté. – Mon Dieu, j’ai l’impression de me retrouver dans l’une de mes pièces. (Puis à Elisabeth.) Eli…Madame Martin, pouvez-vous nous montrer notre chambre, s’il vous plaît ? (Il ramasse une valise.)

ELISABETH. – Bien sûr mais vous pouviez m’appeler Elisabeth. (Elle désigne une porte.) Vous me suivez ?

CHRISTIAN. – Volontiers parce que je suis épuisé.

LOUISE, après avoir ramassé l’autre valise, à Elisabeth. – Je vous l’avais expliqué au téléphone : il est vraiment à bout.

CHRISTIAN, à Louise. – Tu parles trop, Louise. (Ils sortent.)

 

SCENE 5 : HUGO, VIRGINIE

 

HUGO, rentrant en téléphonant. – Pas évident de te téléphoner, presque pas de réseau et pas d’Internet non plus…Les filles ? Pas de quoi pavoiser pour l’instant… Peu de gibier mais il paraît que d’ici deux ou trois jours, ça va s’arranger…Le camping vient seulement d’ouvrir hier. Mes vieux y ont acheté un chalet…Je viens aux renseignements chez la gérante…Même si le fruit est mûr, je suis prêt à tirer sur tout ce qui bouge…

VIRGINIE, rentrant. – Bonjour.

HUGO, raccrochant et en aparté. – Je raccroche : du gibier vient d’arriver et j’ai faim. (Puis à Virginie.) Bonjour, vous.

VIRGINIE, d’abord en aparté. – Holà ! toutes les caractéristiques d’un dragueur de mines, je dois préparer mon lance-torpilles. (Puis à Hugo.) C’est vous le gérant ?

HUGO. – Non, je suis ici en vacances…et vous ?

VIRGINIE. – Je viens ici pour travailler pendant deux mois.

HUGO. – Ah bon ! Qu’allez-vous faire ?

VIRGINIE. – De la gym, de l’animation.

HUGO, d’abord en aparté. – J’ai déjà une idée pour animer tes soirées. (Puis à Virginie.) Et quels sont vos horaires ?

VIRGINIE. – Vous êtes bien curieux.

HUGO. – Vous aurez bien de temps en temps une soirée libre, je suppose ?

VIRGINIE. – Je suppose.

HUGO. – Si vous ne savez pas comment l’occuper, je suis là.

VIRGINIE, en aparté. – Il ne doute de rien celui-là. (Puis à Hugo.) Je serai sans doute fatiguée après avoir fait du sport.

HUGO, en aparté. – Moi, je connais un sport qui relaxe et qui est bon pour la santé.

VIRGINIE. – Et quand je suis fatiguée, je dors.

HUGO. – Mais il faut aussi se relaxer avant d’aller au lit. Où logez-vous ?

VIRGINIE. – Dans un mobile-home non numéroté puisque je fais partie du personnel.

HUGO. – Moi, c’est le neuf. Vous retiendrez ?

VIRGINIE. – Pourquoi ?

HUGO. – Pour passer me dire bonjour…ou bonsoir pour faire connaissance : je m’appelle Hugo.

VIRGINIE. – Moi, c’est Virginie mais le camping est mon lieu de travail, pas autre chose.

HUGO. – On peut pourtant y faire un tas de choses agréables.

VIRGINIE. – Priorité au travail : je ne ferai donc que vous croiser.

HUGO. – Eh bien, j’espère qu’on se croisera souvent.

VIRGINIE. – Comme on dit : l’espoir fait vivre.

HUGO, en aparté. – C’est pas gagné.

VIRGINIE. – Et comme le gérant n’est pas là, je vous laisse.

HUGO. – Moi, c’est plutôt la gérante que je dois voir.

VIRGINIE. – Je vais jeter un coup d’œil à la piscine.

HUGO. – Elle est petite, vous verrez.

VIRGINIE. – Du moment qu’il y a de l’eau.

HUGO. – Il y en a assez pour boire la tasse.

VIRGINIE, sortant. – Santé, alors !

HUGO. – Pas gagné, non mais c’est quand la lutte est difficile que la victoire est la plus belle…Qui a dit ça ? Je ne sais plus, c’est peut-être moi.

 

SCENE 6 : HUGO, BOUGON

 

BOUGON, rentrant. – Bonjour. Toujours pas de gérant ici ?

HUGO. – Visiblement ou plutôt invisiblement non.

BOUGON. – Invisiblement ? Vous êtes un petit marrant, vous !

HUGO. – On se défend.

BOUGON. – Et invisiblement, vous savez pourquoi ?

HUGO. – Non mais je sens que vous allez me le dire.

BOUGON. – Parce qu’il se cache pour éviter d’entendre mes réclamations.

HUGO. – Vous n’êtes pas content ?

BOUGON. – Pas vraiment, non. Vous avez vu la petite épicerie ?

HUGO. – Oui, évidemment.

BOUGON. – Un coup de chance : j’ai failli passer à côté tellement elle est petite.

HUGO. – Je crois qu’on y trouve l’essentiel quand même.

BOUGON. – Non : il n’y a même pas de sucre.

HUGO. – Ah ! et c’est grave ?

BOUGON. – J’en ai besoin pour mettre dans mon bidon.

HUGO. – Votre bidon ? Quel bidon ?

BOUGON. – Celui de mon vélo.

HUGO. – Je crois qu’il est indiqué que certaines denrées manquantes rentreront demain.

BOUGON. – Oui mais moi, c‘est aujourd’hui que je roule.

HUGO. – Sinon on peut aller en ville en cas d’urgence.

BOUGON. – A vingt kilomètres et avec les petites routes, on en a pour une bonne demi-heure.

HUGO. – Vous auriez dû choisir un camping plus près d’une ville.

BOUGON. – J’ai horreur des villes et pour faire du vélo, les petites routes, c’est forcément mieux.

HUGO. – Donc, en les empruntant pour aller acheter du sucre, vous joindrez l’utile à l’agréable.

BOUGON. – Et qu’est-ce que je fais de mon vélo en arrivant ?

HUGO. – Je suppose que vous le laissez dehors, le temps d’acheter du sucre.

BOUGON. – Pour qu’on me le fauche ? Parce que j’ai oublié mon cadenas figurez-vous.

HUGO. – Vous n’avez qu’à en acheter un aussi.

BOUGON. – Pour qu’on ait deux fois le temps de me piquer mon vélo.

HUGO. – Moi, je disais ça pour vous rendre service.

BOUGON. – Ouais…ouais…j’aurais dû me méfier : un camping tranquille…

HUGO. – Pour être tranquille, ça l’est (Puis en aparté.)…même un peu trop à mon goût question gibier.

BOUGON. – Enfin…Je vais suivre votre conseil et enfourcher mon vélo en direction de la ville. Foutu camping ! Et dire que j’y achète un chalet. (Il sort.)

HUGO. – Et un râleur de plus, un. On est en vacances quand même donc autant prendre la vie du bon côté et ne pas se mettre martel en tête…comme disait Charles…et bronzer plutôt que faire du vélo.

 

SCENE 7 : HUGO, AMANDINE

 

AMANDINE, rentrant et en aparté. – Je reviens tellement je suis excitée comme une puce.

HUGO, en aparté. – Du gibier ! je revis.

AMANDINE. – Christian Martin n’est plus là ?

HUGO. – Le gérant ?

AMANDINE. – Non : l’auteur de théâtre.

HUGO. – Mais, Christian Martin, c’est le gérant, c’est à lui que mes parents ont eu affaire.

AMANDINE, étonnée. – Il gère aussi le camping ? Comment a-t-il le temps de tout faire ?

HUGO. – Tout faire quoi ?

AMANDINE. – Mais je viens de vous dire qu’il écrivait des pièces de théâtre.

HUGO. – Ah bon ! C’est un auteur dramatique ?

AMANDINE. – Mais non, c’est un auteur comique : il a écrit « Le farceur sonne toujours trois fois » et aussi plein d’autres pièces.

HUGO. – Mais un auteur de théâtre, on l’appelle auteur dramatique, vous ne le saviez pas ?

AMANDINE. – Tiens ! Pourtant, il écrit des pièces pour faire rire.

HUGO. – Des comédies, donc mais je n’ai jamais entendu parler du farceur qui sonne…

AMANDINE. – …toujours trois fois. Et Christian Martin a eu comme comédiens Jacques Nicholson ou Micaleçon, je ne sais plus et Jessica Lange (Les noms sont prononcés à la française.)

HUGO. – Vous êtes sûre ? ça me rappelle plutôt des acteurs américains.

AMANDINE. – Ils le sont peut-être parce que Christian Martin leur a d’abord appris le français.

HUGO, perplexe. – Dites donc, c’est vraiment une vedette. Pour un gérant de camping, ce n’est pas banal.

AMANDINE. – Mais c’est une vedette. (Puis fièrement.) Et j’ai joué dans sa pièce « Le farceur… »

HUGO, en aparté. – Voilà une occasion à saisir. (Puis à Amandine.) Je suis comédien amateur aussi, vous savez.

AMANDINE. – Décidément, c’est mon jour de chance . Et dans quoi avez-vous joué ?

HUGO. – Le…le titre m’échappe mais c’était une pièce avec des amants et des maîtresses.

AMANDINE. – Ah ! C’était peut-être une pièce de Christian Martin, alors ?

HUGO. – Non…je m’en souviendrais. Citez-moi des noms d’auteurs, ça me reviendra peut-être.

AMANDINE. – Des noms d’auteurs ? Je ne sais pas, moi…heu…La Fontaine.

HUGO. – Celui qui a écrit les fables ?

AMANDINE. – Oui, c’est ça.

HUGO. – Il a écrit aussi des pièces ?

AMANDINE. – Oui…enfin, on peut jouer ses fables comme des pièces, c’est ce que j’ai fait.

HUGO. – Je me disais aussi…mais venez me raconter la suite dans mon chalet.

AMANDINE. – Pourquoi dans votre chalet ?

HUGO. – Il doit me rester quelques photos dans mes affaires.

AMANDINE. – Des photos de vous ?

HUGO. – Oui, quand j’ai joué…Vous venez ?

AMANDINE. – Non…enfin…oui mais juste une minute, car je dois passer une audition. (Ils sortent.)

 

SCENE 8 : ELISABETH, LOUISE

 

ELISABETH, rentrant. – Ici, nous pouvons parler si vous le désirez.

LOUISE, la suivant. – Vous avez de l’imagination, vous pourriez aider mon mari.

ELISABETH. – A écrire sa pièce ?

LOUISE. – Oui. Vous pourriez lui donner des idées de situation.

ELISABETH. – Je crois qu’il a besoin de sortir de sa peau pour s’y sentir mieux.

LOUISE. – Que voulez-vous dire par là ?

ELISABETH. – Il faut qu’il joue à être un autre pour ne plus ressasser ses problèmes.

LOUISE. – Ah bon ! vous êtes sûre ?

ELISABETH. – J’ai fait des études de psychologie, vous pouvez me faire confiance.

LOUISE. – Mais comment faire ?

ELISABETH. – Il s’appelle Christian Martin comme mon mari absent pour quelques jours.

LOUISE. – Et alors ? Vous voudriez qu’il le remplace ?

ELISABETH. – Chaque fois que quelqu’un le prendra pour lui, donc le gérant, vous ne démentirez pas.

LOUISE. – Mais je n’y arriverai pas, je vais me trahir.

ELISABETH. – Mais non : vous n’êtes jamais montée sur les planches ?

LOUISE. – Si. Parfois il arrive que je teste des scènes avec ses autres comédiens.

ELISABETH. – Donc vous pouvez lui jouer la comédie ici. Vous lui expliquerez ensuite que c’était pour la bonne cause.

LOUISE. – Vous croyez vraiment que ça peut l’aider ?

ELISABETH. – Garanti. Et en se retrouvant dans des situations théâtrales, ça relancera son inspiration.

LOUISE. – Mais il sera encore plus stressé, le pauvre chéri.

ELISABETH, d’abord en aparté.ça l’apprendra à vivre le pauvre chéri. (Puis normalement.) Ce sera un stress bénéfique.

LOUISE. – Mais s’il est pris dans une situation stressante, il n’aura pas le réflexe de s’en servir pour écrire.

ELISABETH. – C’est là que vous interviendrez.

LOUISE. – Comment ?

ELISABETH. – Prenez des notes au fur et à mesure ou enregistrez à l’aide de votre téléphone. Vous aurez ainsi le scénario et des dialogues.

LOUISE, enthousiaste. – Oui. Et il n’aura plus qu’à tout remettre en ordre pour écrire sa pièce : la bête est fatiguée.

ELISABETH. – Beau titre. Et moi, je joue le rôle de l’ex plaquée qui veut se venger et ma récompense, ce sera qu’il appelle mon personnage Elisabeth. Top là ?

LOUISE, en lui tapant dans la main. – Top là !

ELISABETH. – Et comme il me reste une chambre, le mieux serait que vous vous y installiez. Il faut jouer le rôle à fond.

LOUISE. – Mais une autre chambre, ce ne sera pas trop ?

ELISABETH. – Vous ne pouvez pas dire devant des gens qu’il est mon mari et passer ensuite la nuit près de lui.

LOUISE. – C’est juste. Dans quelle chambre dois-je m’installer ?

ELISABETH. – Celle dans le couloir juste après la vôtre.

LOUISE, sortant. – Pauvre chéri.

ELISABETH. – A toi de souffrir maintenant, pauvre chéri.

 

SCENE 9 : ELISABETH, DOMINIQUE

 

DOMINIQUE, énervée et rentrant vêtue de façon très stricte. – Il…il y a des gens à moitié nus dans le camp.

ELISABETH. – C’est normal, madame, il fait chaud.

DOMINIQUE, se laissant tomber assise. – Je…je n’y arrive pas… J’ai…un problème avec la nudité. (Elle pleurniche.)

ELISABETH, embarrassée. – C’est-à-dire ?

DOMINIQUE. – Je…ne supporte pas de voir des gens dévêtus.

ELISABETH. – Mais que venez-vous faire dans le Sud en plein été ?

DOMINIQUE, pleurnichant. – Je…suis en traitement… en psychothérapie, si vous préférez.

ELISABETH. – Et votre séjour fait partie de votre psychothérapie ?

DOMINIQUE. – Oui. Mon psy m’a dit qu’il fallait me confronter à la réalité mais c’est trop dur.

ELISABETH. – Allons, allons, faites un effort.

DOMINIQUE. – Je n’y arriverai pas.

ELISABETH. – Et vous n’avez personne pour vous aider ?

DOMINIQUE. – Dans ma famille, on se moque de moi.

ELISABETH. – Et qui se moque de vous ?

DOMINIQUE. – Ma sœur. Quand vous pensez qu’à quarante-cinq ans, c’est déjà son deuxième mari.

ELISABETH. – Mais ça me semble relativement normal, quantité de gens divorcent.

DOMINIQUE. – Et c’était toujours la préférée à la maison.

ELISABETH. – ça arrive dans beaucoup de familles, vous savez.

DOMINIQUE. – On lui pardonnait tout et à moi, rien.

ELISABETH. – ça aussi, c’est une situation relativement classique, il ne faut pas dramatiser.

DOMINIQUE. – Mais j’ai…j’ai dramatisé…quand ma sœur m’a appelée Cendrillon. (Elle se remet à pleurer.) Je m’appelle Dominique…Dominique. (Même jeu.)

ELISABETH. – Allez, ressaisissez-vous. Mais quel rapport avec votre problème vis-à-vis de la nudité ?

DOMINIQUE. – Je…je ne peux pas…le dire.

ELISABETH. – Je comprends : nous nous connaissons à peine.

DOMINIQUE. – Oubliez…ce que je vous ai dit. De toute façon, personne ne peut m’aider.

ELISABETH. – Si : mon mari.

DOMINIQUE. – Votre mari ?

ELISABETH. – Oui : il a fait des études de psychologie.

DOMINIQUE. – Pour devenir gérant de camping ?

ELISABETH. – Il a bifurqué ensuite…mais il ne veut pas que ça se sache.

DOMINIQUE. – Pourquoi ?

 ELISABETH. – Il en a honte parce qu’il aurait pu continuer à exercer.

DOMINIQUE. – Il pratiquait ?

ELISABETH. – Oui mais comme il prenait trop à cœur les problèmes de ses patients, il a préféré tout stopper.

DOMINIQUE. – Et vous croyez qu’il accepterait de m’aider ?

ELISABETH. – Non mais il aime qu’on le force.

DOMINIQUE. – Qu’on le force ? Comment ?

ELISABETH. – Vous allez tout lui expliquer, lui dire que vous savez qu’il est psychologue même s’il niera.

DOMINIQUE. – Mais il va m’envoyer balader.

ELISABETH. – Oui mais ne vous découragez pas, harcelez-le.

DOMINIQUE. – Mais si je le harcèle, il n’acceptera jamais.

ELISABETH. – Si : il aime ça.

DOMINIQUE. – Mais pourquoi aime-t-il ça ?

ELISABETH. – Je ne peux pas tout vous dire mais sachez que les psys sont aussi des gens à problèmes et Christian, mon mari, en a de gros.

DOMINIQUE. – Ah bon ? Aussi gros que moi avec la nudité ?

ELISABETH. – Pire, car ils sont liés à sa sexualité.

DOMINIQUE. – Sa sexualité ? Alors, ça ne peut pas être pire que moi, si vous saviez…surtout quand les garçons me chantaient « Dominique nique nique, Dominique nique nique » (Sur l’air de la chanson de Sœur Sourire.).

ELISABETH. – Racontez-lui, même s’il refuse et qu’il vous ment: il vous dira qu’il n’est pas psy, qu’il n’est même pas mon mari.

DOMINIQUE. – A ce point-là ?

ELISABETH. – Vous ne pouvez pas imaginer à quel point.

DOMINIQUE. – C’est vrai que je suis innocente.

ELISABETH. – Parlez lui sans vous sentir coupable : il pourra vous aider..

DOMINIQUE. – Parler ? Si vous saviez : je n’arrive jamais à me libérer.

ELISABETH. – Eh bien, profitez de vos vacances ici pour le faire…avec lui…pour qu’il vous aide à guérir.

DOMINIQUE. – Mais pourquoi réussirait-il alors que je suis en traitement depuis si longtemps ? C’est en désespoir de cause que le psy m’a envoyée ici.

 

SCENE 10 : ELISABETH, DOMINIQUE, CHRISTIAN

 

CHRISTIAN, rentrant. – Impossible de faire une sieste, je ne fais que ressasser tous mes problèmes.

ELISABETH. – Tu t’es bien reposé, chéri ?

CHRISTIAN, en aparté à Elisabeth. – M’appeler chéri devant une étrangère : à quoi joues-tu ?

ELISABETH, en aparté à Christian. – Au jeu de la vengeance pour faire de ton séjour ici un enfer.

CHRISTIAN, même jeu. – Et pourrais-tu m’expliquer pourquoi ma femme s’est installée dans la chambre voisine ?

DOMINIQUE. – Bonjour docteur.

CHRISTIAN, après un temps, étonné, à Elisabeth. – Mais pourquoi m’appelle-t-elle docteur ?

ELISABETH. – Tu n’as qu’à le lui demander. (Puis à Dominique, en aparté.) Allez-y, lâchez-vous. (Elle sort.)

DOMINIQUE. – Je…j’étais venue me plaindre : les gens sont à moitié nus.

CHRISTIAN. – Ils sont en maillot ?

DOMINIQUE. – Oui. Des femmes sont en bikini. Si encore elles portaient un maillot d’une pièce.

CHRISTIAN. – Avec la météo, c’est compréhensible. Et ça vous choque ?

DOMINIQUE. – Vous avez compris tout de suite, n’est-ce pas docteur ?

CHRISTIAN. – Madame, que les choses soient bien claires : je ne suis pas médecin.

DOMINIQUE, d’abord en aparté. – Elle m’avait bien dit qu’il nierait. (Puis à Christian.) Les psys sont les médecins de l’âme.

CHRISTIAN. – Vous entendez : je ne suis pas médecin.

DOMINIQUE. – Vous aussi, n’est-ce pas, vous avez des problèmes ? Je vous comprends.

CHRISTIAN. – Et moi, je comprends que vous avez besoin de retourner observer les gens à moitié nus sinon je vais devenir désagréable.

DOMINIQUE. – Vous avez peut-être raison. Je vais vous laisser réfléchir à mon cas. A plus tard, docteur. Et rassurez-vous : aux autres, je dirai que vous êtes le gérant. (Elle sort.)

CHRISTIAN, en aparté. – Le gérant ? Après mon ex assoiffée de vengeance, voilà une demi-folle à présent. Sans compter que ma femme va apparemment découcher dans la chambre voisine. Tout va bien : la bête est fatiguée, de plus en plus fatiguée. (Il sort.)

 

SCENE 11 : VIRGINIE, BOUGON

 

VIRGINIE, rentrant de l’autre côté. – Personne. Bizarre. Elle vient pourtant de me dire que le gérant était ici. Se serait-elle moquée de moi ?

BOUGON, rentrant à son tour, vêtu d’un équipement cycliste. – Pas encore de gérant, évidemment alors qu’on vient de me dire qu’il était ici. Vous êtes qui, vous ?

VIRGINIE. – Je m’appelle Virginie et j’ai été engagée comme animatrice.

BOUGON. – Et moi, je sens que je vais mettre de l’animation : une crevaison après cinquante mètres. Vous n’allez pas me dire qu’on n’aurait pas pu asphalter les allées !

VIRGINIE. – Effectivement, c’est râlant.

BOUGON. – Alors que je partais acheter du sucre manquant à l’épicerie.

VIRGINIE. – Très mauvais pour la santé, le sucre.

BOUGON. – Ma santé est bonne, merci.

VIRGINIE. – Je n’en doute pas si vous faites du vélo.

BOUGON. – Et après des W.-C. bouchés dans un chalet pour lequel j’ai versé 5 000 € d’arrhes, ça commence à faire beaucoup.

VIRGINIE. – Et combien de temps venez-vous en vacances ?

BOUGON. – Deux semaines.

VIRGINIE. – Et pour venir deux semaines, il faut verser un acompte de 5000 euros ? Elle ne doit pas être triste votre facture en partant.

BOUGON. – Ce n’est pas un acompte pour les deux semaines.

VIRGINIE. – Moi, pour ce prix-là, je vais en pension complète pendant un mois dans un trois étoiles.

BOUGON. – L’acompte, c’est pour acheter le chalet. Je dois finaliser l’achat cette semaine chez le notaire.

VIRGINIE. – Et il vous revient à combien votre chalet ?

BOUGON. – Trente mille euros.

VIRGINIE. – C’est une belle somme.

BOUGON. – Nous sommes une centaine à avoir acheté. Enfin, nous n’avons pas encore payé.

VIRGINIE. – C’est bizarre comme système : vous occupez le chalet sans l’avoir payé ?

BOUGON. – Ce sera fait dans une petite semaine chez un notaire du coin et c’est bien moins cher qu’un appartement. Mais c’est vrai que je commence à me poser des questions.

VIRGINIE. – Renseignez-vous chez le notaire. Enfin, moi, c’est ce que je ferais.

BOUGON. – Vous avez raison : je vais y aller ou plutôt y retourner puisque j’y ai signé la promesse d’achat.

VIRGINIE. – Je connais quelqu’un qui s’est fait rouler avec un logement de vacances. Méfiez-vous.

BOUGON, songeur. – C’est vrai que j’ai foncé sans trop réfléchir.

VIRGINIE. – Et moi, à défaut de voir le gérant, je vais piquer une tête dans la piscine.

BOUGON. – Vous l’avez déjà vu ?

VIRGINIE. – Non, quand je suis arrivée, sa femme, qui avait l’air embarrassée, m’a conduite à mon mobile-home  en me disant que je le verrais plus tard pour qu’il m’explique tout.

BOUGON. – Bizarre : je n’ai eu des contacts que par mails avec lui et quand il a fallu aller signer chez le notaire la promesse, il n’était même pas là.

VIRGINIE. – Il n’était peut-être pas obligé de signer.

BOUGON. – ça commence à sentir vraiment le faisan. Je vais retourner chez le notaire.

VIRGINIE. – Et moi, je vais me rafraîchir. (Ils sortent.)

 

SCENE 12 : LOUISE, AMANDINE, HUGO

 

LOUISE, rentrant de l’autre côté. – Pauvre chéri, il en tire une tête. Mais c’est pour son bien.  Et puis faire chambre à part, ce n’est pas la mer à boire.

AMANDINE, revenant. – Je n’ai pas pu m’empêcher de revenir…pour l’audition.

HUGO, la suivant et en aparté à Amandine. – Hé, Amandine ! Moi aussi, je passais une audition. ça ne te plaisait pas ?

AMANDINE, en aparté à Hugo. – Si, Hugo, mais on aura le temps après.

HUGO, même jeu. – Après après, c’est vite dit.

AMANDINE, même jeu. – Si, promis, mais c’était plus fort que moi, il fallait que je revienne. Retourne au chalet, je n’en ai que pour quelques minutes et je te rejoins.

HUGO, même jeu. – Promis ?

AMANDINE, même jeu. – Promis, Hugo. (Puis à Louise.) Je…je n’en peux plus : il faut que je passe l’audition. (Hugo sort.)

LOUISE. – Il se repose toujours…mais je peux le remplacer, je suis en quelque sorte sa directrice artistique.

AMANDINE. – Directrice artistique ? ça fait quoi une directrice artistique ?

LOUISE. – Des castings. Comment êtes-vous montée la première fois sur les planches ?

AMANDINE. – Par le petit escalier des coulisses.

LOUISE. – Non : « Comment ?», cela veut dire dans quelles circonstances ?

AMANDINE. – J’étais toute petite. J’avais un an. Maintenant, j’ai grandi.

LOUISE. – Et vous aviez déjà des répliques ?

AMANDINE. – Je ne me rappelle plus.

LOUISE. – C’est normal à cet âge-là. Je suppose qu’il fallait un bébé dans une pièce.

AMANDINE. – Oui et on me changeait et j’ai fait pipi à ce moment-là sur mon papa.

LOUISE. – Vous jouiez avec votre père ?

AMANDINE. – Non, papa, il fait les décors. Maman dit toujours qu’il fait la traite des planches mais je ne sais pas pourquoi.

LOUISE. – Posez-lui la question. Vous avez donc fait pipi sur celui qui jouait le rôle de votre père. Et la suite ?

AMANDINE. – Comme il venait de manger deux quartiers de tarte à la crème et qu’il s’était forcé...

LOUISE. – Il n’aimait pas la tarte à la crème ?

AMANDINE. – Non mais tous les autres, si, et on ne voulait pas déplaire à ma mamie qui l’avait préparée.

LOUISE. –Vous faites du théâtre en famille ?

AMANDINE. – C’est une passion à la maison mais quand mes grands-parents ont commencé,  il y a dû y avoir un incendie.

LOUISE. – Dans leur maison ?

AMANDINE. – Non : à la salle des fêtes où on joue. Papa m’a dit que ce sont eux qui ont commencé à brûler les planches et que tout le monde s’en souvient au village.

LOUISE, consternée. – Je comprends : il a sûrement fallu reconstruire la salle des fêtes après que les planches aient brûlé.

AMANDINE. – Je ne l’ai jamais demandé à papa mais je vais y penser.

LOUISE. – Mais à propos de votre papa dans la pièce, votre mamie n’aurait pas pu faire un gâteau pour satisfaire tout le monde ?

AMANDINE. – Non parce que la pièce s’appelait « Tu veux une tarte ? » (Elle mime une gifle.)

LOUISE, étonnée. – Tu veux une tarte ?

AMANDINE. – Oui. Vous la connaissez ?

LOUISE. – La pièce ?

AMANDINE. – Ben forcément, pas ma grand-mère.

LOUISE. – Non. Je ne peux pas connaître tout le répertoire français… (Puis en aparté.) surtout les navets.

AMANDINE. – Et ma grand-mère a donc préparé la tarte qu’elle préfère : celle à la crème.

LOUISE. – Et donc comme il avait dû se forcer, quand il a reçu le pipi sur la main…

AMANDINE. – Il a vomi, surtout qu’il paraît qu’il avait des nausées à cause d’une grippe intestinale.

LOUISE. – Sur vous ?

AMANDINE. – Non, juste à côté sur Géraldine.

LOUISE. – Géraldine ?

AMANDINE. – C’était la femme de tonton Gilbert.

LOUISE. – C’était ? Elle est décédée ?

AMANDINE. – Non, ils ont divorcé parce que l’oncle Gilbert, c’était un chaud lapin et que…

LOUISE. – Peu importe, on ne va pas faire tout l’arbre généalogique, les cocus, les maîtresses, les enfants naturels.

AMANDINE. – Pourtant, j’en suis une, moi.

LOUISE. – Une quoi ?

AMANDINE. – Une enfant naturelle : maman m’a dit que moi, c’était vraiment naturel tandis que pour ma soeur, il a fallu faire une césarienne.

LOUISE, à nouveau consternée. – C’était cousu d’avance…enfin, je voulais dire « couru d’avance ». Mais écoutez : l’accouchement est déjà suffisamment difficile comme ça. Donc revenons à la suite : il a vomi sur Géraldine et…

AMANDINE. – Comme c’est une petite nature, elle a vomi aussi.

LOUISE. – Laissez-moi deviner : sur le pantalon d’Eric qui était juste à côté ?

AMANDINE. – Vous connaissez Eric ? C’est mon grand-frère et lui, un jour, quand il jouait…

LOUISE. – Non, une autre fois, merci. Elle a donc vomi sur un autre personnage, peu importe son prénom parce que j’ai dit Eric au hasard…

AMANDINE. – Non : droit sur la table, en plein sur la tarte.

LOUISE. – Le retour à l’expéditeur, en somme. Et alors ?

AMANDINE. – Tous les gens riaient, sauf ma grand-mère qui était dans la salle et qui a juré.

LOUISE. – Elle a juré ?

AMANDINE. – Elle avait demandé qu’on lui en garde un morceau.

LOUISE. – Je vois : c’est ce qu’on appelle un comique très…tarte à la crème. (Puis en aparté.) Et avec les navets, c’est très indigeste.

AMANDINE. – Mais il a fallu arrêter la pièce pendant un petit quart d’heure, on a baissé la tenture.

LOUISE, après un temps. – Vous êtes sûre que ce n’était pas le rideau ?

AMANDINE. – Ah si, c’est juste.

LOUISE. – Mais qui dit rideau dit lever de rideau. Vous avez donc joué deux fables de La Fontaine ?

AMANDINE. – Oui : « Le corbeau et le renard » et « Le loup et le chèvre ».

LOUISE. – Le chèvre ? Je sais bien qu’il y a un fromage dans « Le corbeau et le renard » mais…

AMANDINE. – J’ai dit « Le » ? Mais que je suis bête !

LOUISE, en aparté. – C’est ce qu’on appelle de l’auto-évaluation.

AMANDINE. – La chèvre : le loup et la chèvre.

LOUISE. – L’agneau, « Le loup et l’agneau ».

AMANDINE. – C’est juste : on a déjà rectifié tantôt.

LOUISE. – Enfin, c’est déjà moins gros qu’une brebis. Vous me la récitez ?

AMANDINE. – Je ne sais pas si je la connais encore.

LOUISE. – Faites-moi « Le corbeau et le renard » alors, que je puisse juger.

AMANDINE. – Mais il me faut quelqu’un pour me donner la réplique.

LOUISE. – Vous n’avez qu’à faire les trois rôles.

AMANDINE. – Trois rôles ? Mais il n’y a que le corbeau et le renard.

LOUISE. – Il y a aussi le narrateur.

AMANDINE. – C’est qui le narrateur ?

LOUISE. – Celui qui raconte.

AMANDINE. – Mais c’est moi qui raconte.

LOUISE. – Non, c’est celui qui commence : « Maître corbeau, sur un arbre perché… »

AMANDINE. – …tenait en son bec un Camembert.

LOUISE. – Un Camembert ? (Puis en aparté.) Tantôt, c’était le chèvre et la brebis. Pour la soirée dansante après le spectacle, c’était sûrement le Rock…fort.

AMANDINE. – On avait changé pour faire rire.

LOUISE. – C’était une soirée fromage ?

AMANDINE. – Non : un dîner spectacle.

LOUISE. – Ah ! je n’étais pas loin.

AMANDINE. – Et celui qui n’était pas loin du corbeau, c’était le renard. J’y vais.

LOUISE. – Où ça ?

AMANDINE. – Ici. J’y vais donc je commence.

LOUISE. – Je vous écoute.

AMANDINE, montant sur une chaise. – Maître Corbeau, sur un arbre perché, tenait en son bec un Camembert. (Elle redescend.) Maître Renard, par l’odeur alléché (Elle mime l’animal qui lèche.)

LOUISE. – Pourquoi faites-vous cela ?

AMANDINE. – Alléché (Elle mime à nouveau.)…C’est pour rire.

LOUISE. – Juste : j’avais oublié.

AMANDINE. – Hé, bonjour Monsieur du Corbeau (Elle imite le renard faisant signe au corbeau.) Que vous êtes joli, que vous me semblez beau ! Comme vous êtes bien fait !

LOUISE. – Et ça, pourquoi l’avez-vous rajouté ?

AMANDINE. – Parce que le renard était homo.

LOUISE. – Tiens donc, comme c’est original.

AMANDINE, flattée. – C’est parce que papa a un copain homo qui s’appelle Renard et…

LOUISE. – Non : restez dans la fable.

AMANDINE. – Mais où en étais-je ?

LOUISE. – Sans mentir.

AMANDINE. – Sans mentir si votre ramage se rapporte à votre plumage, ça va faire du tapage…nocturne.

LOUISE. – Pourquoi « nocturne » ?

AMANDINE. – Parce que le corbeau sort en boîte alors le renard veut se le taper.

LOUISE. – Se le taper ? Vous voulez dire le dévorer ?

AMANDINE. – Non : c’est un homo, il ne faut quand même pas vous faire un dessin ?

LOUISE. – Si…heu non, non, j’ai compris. Continuez : « Vous êtes… ».

AMANDINE. – Vous êtes le Félix…

LOUISE. – Le Félix ?

AMANDINE. – C’est le prénom de mon papy et le malheureux, il vient d’être opéré et il ne peut plus porter de poids.

LOUISE. – Ce n’est pas dramatique.

AMANDINE. – Mais si parce qu’il adore les pois et carottes donc il ne pourra plus manger que des carottes.

LOUISE, à nouveau consternée, après un temps. – Des petits poix, ce n’est pas si lourd à relever dans une cuillère ou avec une fourchette et votre mamie pourra l’aider.

AMANDINE. – ça m’étonnerait : ils n’arrêtent pas de se disputer.

LOUISE. – Bon abrégeons. Reparlons du papy : «  Vous êtes le Félix… »

AMANDINE. – Des occupants de ce bosquet.

LOUISE. – Là, je comprends mieux le rapport et « A ces mots… »

AMANDINE, remontant sur la chaise. – A ces mots, en entendant tout ce baratin, le corbeau ne se sent pas (Elle renifle plusieurs fois.) de joie et, pour montrer sa belle voix (Elle se met à faire des vocalises.)

LOUISE. – Vous pouvez faire ça aussi ? Quel talent !

AMANDINE. – Il ouvre son large bec et laisse tomber son Camembert.

LOUISE. – Le fameux Camembert, je l’avais oublié.

AMANDINE, redescendant. – Le renard s’en saisit (Elle mime la scène.) et dit : « T’as laissé tomber ton Camembert, je t’ai eu, pépère ! »

LOUISE. – La rime est très intéressante.

AMANDINE. – Vous allez rire mais c’est justement mon pépère qui me l’a soufflée, cette rime.

LOUISE. – Votre pépère ?

AMANDINE. – Mon papy et ça me rappelle aussi qu’il…

LOUISE. – Non : plus d’histoire de famille et plus de fable non plus d’ailleurs.

AMANDINE. – Mais je n’ai pas terminé.

LOUISE. – Votre audition est concluante, je vous prends dans la troupe.

AMANDINE, bondissant. – Yes ! Je suis engagée, je suis engagée ! Et quand pourrais-je jouer ?

LOUISE. – Tout de suite.

AMANDINE. – Tout de suite ?

LOUISE. – Oui : vous allez jouer la comédie à mon mari sans rien lui dire évidemment.

AMANDINE. – Sans rien lui dire ?

LOUISE. – Je lui expliquerai plus tard que c’était pour vous juger.

AMANDINE. – Et que dois-je faire ?

LOUISE. – Ce sera le gérant du camping et vous allez vous faire passer pour une de ses maîtresses.

AMANDINE. – Mais tantôt je lui ai parlé du théâtre.

LOUISE. – Vous lui direz que vous avez fait semblant devant moi, pour ne pas le trahir. Et surtout : chut !

AMANDINE. – Ah ! je dois faire la muette aussi ?

LOUISE. – Mais non : vous savez tenir votre langue, j’espère ?

AMANDINE, plaçant ses doigts en bouche et prononçant tant bien que mal. – Oui.

LOUISE. – Mais retirez vos doigts, ce n’est qu’une façon de parler.

AMANDINE, prononçant tant bien que mal en se tenant la langue. – Une façon de parler difficile avec les doigts en bouche.

LOUISE. – Je ne vous le fais pas dire. Enfin, bref, vous avez compris à présent ?

AMANDINE. – J’ai compris. Je commence tout de suite ?

LOUISE. – Non, revenez plus tard. S’il nous surprend ensemble maintenant, il se doutera peut-être de quelque chose.

AMANDINE. – J’y vais alors. (Elle sort en courant.)

LOUISE. – Ouf ! Quelle gourde ! Je vous ai flattée, mademoiselle, mais sachez que tout flatteur vit aux dépends de celle qui l’écoute. Cette leçon vaut bien un…Camembert sans doute. (Elle sort à son tour.)