Le cheval ferré de la reine

Sous Louis XIII, Artaban, jeune Gascon, monté à Paris, devient le meilleur ami de trois mousquetaires: Athis, Porthis et Aramos. Il se retrouve mêlé à une curieuse histoire: un cheval blanc offert par le duc de Buckingham à la reine Anne d´Autriche, est activement recherché par Milady de Summer et son réseau d´espionnes, mandatées par le cardinal de Richelieu. celui-ci espère prouver au roi l´infidélité de son épouse, car ce cheval serait porteur de fers où Buckingham, comme preuve de son amour, aurait fait graver deux coeurs entrelacés. La reine, au courant des projets de Richelieu, a offert son fameux cheval ferré aux mousquetaires du roi...

Fiche

Année
2002
Production
CLUB THEATRE DE L'ATHENEE D'ANVAING

Extrait

ACTE 1

SCENE 1: MILADY DE SUMMER et RICHELIEU

(Elle rentre, la démarche hautaine, côté cour alors que Richelieu est déjà en scène. Elle fait ensuite la révérence.)
MILADY - Vous m'avez fait demander, Votre Eminence ?
RICHELIEU - Oui, Milady de Summer, j'ai besoin de vos services.
MILADY - Qu'attendez-vous de moi ?
RICHELIEU - Je veux que vous retrouviez un cheval blanc ferré offert par Buckingham à la reine.
MILADY (étonnée) - Un cheval blanc ferré ? Mais pourquoi moi ? Je suis une femme, je serais plus habile pour retrouver des bijoux, par exemple, Votre Eminence.
RICHELIEU - Les bijoux de la reine ne m'intéressent pas. Qui plus est, ils n'ont pas disparus et ne portent pas de signes distinctifs, que je sache.
MILADY - Parce que le cheval ferré de Buckingham porterait, lui, un signe distinctif ?
RICHELIEU - Pourquoi croyez-vous qu'il ait offert un cheval ferré à Anne d'Autriche ?
MILADY - Parce qu'il l'aime, pardi !
RICHELIEU - Il l'aime! Tout est là, Milady. Donc la particularité de ce cheval blanc est de porter des fers où ont été gravés deux cœurs entrelacés.
MILADY - Sur chaque fer ?
RICHELIEU - Sur chaque fer.
MILADY - Comme preuve de son amour ? Une femme préfère, pourtant, se voir couvrir de bijoux.
RICHELIEU - Buckingham ne pouvait agir de la sorte avec une reine de France. Voilà pourquoi, Milady, pour ne pas éveiller les soupçons lors de sa visite officielle en France, il lui a fait un présent à la fois original et conventionnel: un cheval.
MILADY - C'était très habile: chacun connaissait la passion d'Anne d'Autriche pour les chevaux, son cadeau n'était donc pas suspect mais il ne pouvait pas imaginer que vous alliez percer son secret, Votre Eminence.
RICHELIEU - Hélas! la reine a dû apprendre que j'étais au courant puisque, au moment de conseiller au roi, son époux, d'aller jeter un coup d'œil dans les écuries…
MILADY - Où vous lui auriez fait examiner de plus près les sabots...
RICHELIEU - J'ai appris que la reine avait fait don du fameux cheval blanc aux mousquetaires du roi. Je me suis renseigné: ils possèdent déjà une bonne cinquantaine de chevaux blancs dans leurs écuries.
MILADY - Le retrouver ne sera pas une mince affaire.
RICHELIEU - D'autant qu'il s'agit d'opérer discrètement.
MILADY - Elle ne pouvait rêver meilleure cachette: le roi est toujours ravi d'apprendre que ses mousquetaires prennent le dessus sur vos gardes.
RICHELIEU - Il sera impossible à mes hommes d'approcher les écuries, sous peine de déclencher une émeute.
MILADY - D'autant que leur présence serait injustifiable.
RICHELIEU - Je ne vous le fais pas dire.
MILADY - La seule manière d'agir, c'est de leur faire contrôler les chevaux de mousquetaires isolés, pour éviter les duels.
RICHELIEU (s'énervant) - Allez donc leur expliquer, à mes crétins de gardes, qu'il s'agit surtout d'agir discrètement. Dès qu'ils croisent un mousquetaire, ils ont envie de dégainer leur épée.
MILADY - Ce doit être réciproque: depuis que vous avez fait interdire les duels, ils rêvent tous de se battre.
RICHELIEU - L'interdit les attire.
MILADY - Ce sont de grands enfants.
RICHELIEU - Mais ma politique n'est pas un jeu d'enfant.
MILADY - Et retrouver ce damné cheval ferré ne le sera pas non plus.
RICHELIEU - Que faire alors ?
MILADY - Et si on boutait le feu aux écuries ?
RICHELIEU - Pour quoi faire ?
MILADY - Pour faire sortir tous les chevaux, pardi ! Dans la pagaille générale, les mousquetaires de garde leur ouvriront les portes et, affolés, ils s'échapperont.
RICHELIEU - Dans le parc, Milady, dans le parc ! ils n'iront pas bien loin. Et le mur qui le ceinture est bien trop haut. Aucun cheval ne serait capable de le franchir et le seul accès est gardé en permanence par une dizaine de mousquetaires.
MILADY - Une dizaine ? Ils ne font jamais les choses à moitié, ces olibrius !
RICHELIEU - Ils ne font effectivement jamais les choses à moitié: il s'agit d'un régiment d'élite, ne l'oubliez pas.
MILADY - Je ne l'oublie pas: ne jamais faire les choses à moitié et être prêts à se couper en quatre pour le roi, ils aiment les mathématiques, ces mousquetaires.
RICHELIEU - Si seulement en se coupant en quatre, ils divisaient leur effectif. Mais non, à la moindre perte, c'est "un de perdu, dix de retrouvés". Tous les gentilshommes sachant manier l'épée brûlent d'envie d'en faire partie.
MILADY - A propos de "brûler", vous me déconseillez donc l'incendie ?
RICHELIEU - Faites une croix sur votre idée Milady de Summer, elle est non seulement mauvaise mais pratiquement irréalisable également.
MILADY - Que faire alors ? On ne sait pas ce que ce cheval ferré est devenu, à quel mousquetaire il a été confié ? A la place de Monsieur de Tréville, leur chef, je l'aurais pourtant placé sous la protection d'Athis, de Porthis ou d'Aramos.
RICHELIEU (irrité) - Ne me parlez plus de ces trois-là, ils me donnent des boutons, sans compter qu'ils ont à présent un compère qui fait des ravages parmi mes gardes: ce Pardaillan de malheur !
MILADY - Artaban, pas Pardaillan, Votre Eminence !
RICHELIEU - Artaban, soit ! Je ne retiendrai son nom qu'en le voyant écrit sur une pierre tombale. Pour lui, je suis prêt à faire une messe somptueuse gratuite.
MILADY - Gratuite ? Connaissant votre amour de l'argent, je mesure la haine que vous lui portez.
RICHELIEU (sèchement) - Et moi, je mesure dans cette réplique toute votre audace, Milady de Summer. Ne dépassez pas les bornes si vous voulez galoper longtemps au soleil.
MILADY - Je présente mes excuses à Votre Eminence, l'ombre d'un cachot serait en effet préjudiciable à mon teint.
RICHELIEU (même jeu) - Et à votre santé ! mes geôles sont ombragées mais aussi fort humides et froides.
MILADY - Elles me font en effet froid dans le dos, Votre Eminence. Rassurez-vous, je m'abstiendrai à l'avenir de ce genre de remarques.
RICHELIEU - Et vous ferez bien, Milady de Summer. Revenons à nos moutons.
MILADY - Donc à notre cheval blanc ferré. Vous ne croyez pas que Porthis, Athis ou Aramos assurent sa protection ?
RICHELIEU - Monsieur de Tréville est-il lui-même au courant ? J’en doute et s’il l’est, il sait trop bien que nous penserions immédiatement à eux. Non, il est bien trop rusé pour ça. Et puis n'oubliez pas leur devise: "Un pour tous, tous pour un".
MILADY - Que voulez-vous dire par là ?
RICHELIEU - Les chevaux sont à la disposition des mousquetaires, ils n'ont pas été attribués. Ils n'ont pas de cheval personnel. En cas d'intervention rapide, ils ne perdent jamais de temps. Ils enfourchent le premier cheval venu.
MILADY - Certains ont peut-être une préférence, surtout qu'il s'agit d'un cheval blanc.
RICHELIEU - Un mousquetaire est fier de porter sa casaque, peu importe le cheval qu'il enfourche.
MILADY - Ils sont compliqués, vos mousquetaires !
RICHELIEU - Ou trop simples, c'est selon. Mais ce ne sont pas mes mousquetaires !
MILADY - C'était une façon de parler.
RICHELIEU (sèchement) - Je constate une fois de plus que je n'apprécie guère vos façons de parler, Milady.
MILADY - Vous me glacez à nouveau, Votre Eminence, veuillez acceptez mes plus humbles excuses. (puis en aparté) J'aime trop l'éclat du soleil.
RICHELIEU - Vous parlez trop. J'attends que vous passiez à l'action à présent.
MILADY - Mais comment voulez-vous que je fasse pour retrouver ce fameux cheval blanc ferré ?
RICHELIEU (d'un ton autoritaire) - C'est votre problème, Milady.
MILADY (protestant) - Mon problème, mon problème mais il est pratiquement insoluble mon problème…à moins que…
RICHELIEU - A moins que ?
MILADY - Un maréchal-ferrant s'occupe sans doute de leurs chevaux, il suffira de le retrouver. En échange d'une bourse bien garnie, il pourra sûrement nous aider.
RICHELIEU - Le maréchal-ferrant est également et avant tout un mousquetaire. Même si vous le retrouvez, il sera comme tous les autres.
MILADY - Incorruptible, c'est ça ?
RICHELIEU - Tout à fait.
MILADY - Je commence à connaître la chanson: un mousquetaire ne s'intéresse pas à l'argent, sa seule fortune c'est sa casaque.
RICHELIEU - Vous oubliez son honneur, Milady de Summer.
MILADY - Comment pourrais-je l'oublier, Votre Eminence ? Ces gens-là sont des hommes d'honneur. Quelle race, bon sang, quelle race ! On aurait dû en faire des hommes d'Eglise.
RICHELIEU - Votre mémoire est vraiment défaillante: ils aiment le vin et les femmes.
MILADY - Comme certains de vos curés.
RICHELIEU (s'emportant) - Cela suffit, Milady, vous jouez avec le feu, vous allez finir par vous brûler et pas aux rayons du soleil !
MILADY - Je suis confuse, Votre…
RICHELIEU (même jeu) - Cela suffit, vous dis-je ! Occupez-vous de ces fers et de leurs cœurs entrelacés en vous abstenant de faire d'autres commentaires.
MILADY - Bien, Votre Eminence, je me retire.
RICHELIEU - C'est ça, retirez-vous et ramenez-moi ce fameux cheval ferré.
MILADY - Et en cas d'échec ?
RICHELIEU - C'est un mot dont je me refuse à connaître le sens, Milady.
MILADY - Vous y jouez, pourtant.
RICHELIEU (très irrité) - Pour y gagner, Milady, pour y gagner !
MILADY - Mais il vous arrive de triompher en perdant vos cavaliers et donc leurs chevaux.
RICHELIEU - Ceux-là ne sont pas ferrés. Vous parlez trop, Milady.
MILADY - Vous avez raison, Votre Eminence.
RICHELIEU – Le cardinal de Richelieu a toujours raison.
MILADY - Bien entendu, Votre Eminence, bien entendu. Je me retire donc. Au plaisir de vous être bientôt agréable, Votre Eminence. (Elle fait la révérence et sort en marchant fièrement, côté cour.)
RICHELIEU - Au plaisir, en effet, mais le plus tôt sera le mieux. (Il continue en aparté.) Revenez avec ces fers, sinon je vous mets …aux fers, Milady de Summer.
(Il sort en riant, côté jardin.)

SCENE 2: ARAMOS, ARTABAN, ATHIS et PORTHIS

(Ils rentrent ensemble côté cour.)
ARTABAN - Un pour tous !
TOUS (en chœur) - Tous pour un !
PORTHIS - Et tous à l'auberge, j'ai une petite faim.
ATHIS - Ce ne sera pas une faim mais seulement un début.
ARAMOS - Quand Porthis commence à manger…
ARTABAN - Nul ne sait quand il va s'arrêter.
ARAMOS - Et si c'est le matin qu'il commence à boire…
ATHIS - Il ne s'arrêtera pas avant le soir.
PORTHIS - A moins, cher Athis, que je ne croise…
ARAMOS - Quelques gardes du cardinal.
PORTHIS - Exactement, cher Aramos. Dans un cas pareil, je m'arrête.
ARTABAN - Tu sors ton épée de son fourreau.
ATHIS - Juste le temps de leur faire comprendre…
ARAMOS - Qu'ils ont intérêt à courir vite…
PORTHIS - Car vous n'êtes jamais loin de moi et notre trio tant redouté…
ARTABAN - Athis, Porthis et Aramos.
PORTHIS - Est devenu un quatuor pire encore depuis que tu nous as rejoints, Artaban mon ami. (Il l'étreint.)
ATHIS/ARAMOS (en chœur, après l'avoir étreint également) - Artaban, notre ami !
ARTABAN - Au grand désespoir des gardes du cardinal, un pour tous !
TOUS (en chœur) - Tous pour un !
PORTHIS - Et tous à l'auberge, j'ai une de ces faims. (Ils sortent côté jardin.)

SCENE 3 : MILADY et ELEONORE

(Milady rentre côté cour, la démarche fière, et croise Eléonore entrée côté jardin.)
MILADY - Ah, te voilà enfin, Eléonore !
ELEONORE (faisant la révérence) - Vous avez besoin de moi, je suppose ?
MILADY - Tu supposes bien et il te faudra me prouver ton efficacité si tu ne veux pas te retrouver à l'ombre.
ELEONORE - A l'ombre ?
MILADY(marchant fièrement) - Nous sommes pareilles, n'est-ce pas ? Comme moi, tu aimes le soleil.
ELEONORE - Naturellement, Milady. Je ne suis pas comme toutes celles qui se protègent avec leur ombrelle.
MILADY (d'un ton menaçant) - Eh bien, si tu ne veux pas hériter d'une ombrelle géante, bien dure, faite en pierres, humide et glaciale qui plus est, tu as intérêt à me retrouver un cheval blanc ferré.
ELEONORE - Un cheval blanc ferré, mais pourquoi ?
MILADY - Parce que, tout simplement.
ELEONORE - C'est vague.
MILADY - C'est surtout secret.
ELEONORE - Je veux bien que ce soit secret mais, si vous ne m'en dites pas plus, comment voulez-vous que je retrouve un cheval blanc ferré dans Paris, voire même dans toute la France alors que je suis susceptible d'en croiser un toutes les cinq minutes ?
MILADY - C'est juste mais c'est secret.
ELEONORE (d'un ton flatteur en se rapprochant) - Vous avez dit vous-même que nous étions pareilles. Depuis le temps que nous conspirons ensemble, vous savez bien que vous pouvez me faire confiance.
MILADY - Par la force des choses et la grâce de notre ami Richelieu.
ELEONORE - Ah ! les ordres viennent d'en haut, comme d'habitude. Enfin ! c'est ainsi et nous n'allons pas changer le cours des choses. Alors, comment vais-je le retrouver ce canasson ? Je ne parle pas de Richelieu mais du cheval.
MILADY - Tais-toi malheureuse, il a des espions partout.
ELEONORE - Je sais, nous en faisons même partie. Vous n'allez tout de même pas me trahir ?
MILADY - Si tu échoues, pourquoi pas ? Tu prends les choses un peu trop à l'aise, ma petite.
ELEONORE - Primo : je ne suis pas votre petite, et secundo, je répète ma question : comment retrouver le cheval ? Je suppose qu'il doit avoir quelque chose de particulier.
MILADY - Tu as vu juste : il est ferré…
ELEONORE (ironisant) - C'est fou comme cela m'aide à y voir plus clair.
MILADY (irritée) - Ne m'interromps pas, petite impertinente, et tu auras toutes les cartes en main.
ELEONORE - Je vous répète, Milady, que je ne suis pas petite.
MILADY - Dans mon esprit, tu l'es : c'est moi qui donne les ordres…
ELEONORE - Que Richelieu vous a dictés, c'est beau la hiérarchie !
MILADY (sèchement) - Tu veux vraiment finir à l'ombre, ma…petite ?
ELEONORE - Pas vraiment, Milady, veuillez m'excuser, je me laisse emporter par mon tempérament, j'ai beau lutter mais c'est plus fort que moi : chassez le naturel, il revient au galop. Ce qui nous ramène au cheval ferré. Ferré, soit ! mais où est l'astuce ?
MILADY - L'astuce, comme tu dis, ce sont les fers.
ELEONORE (d'un ton moqueur) - Ah bon ! vous me rassurez si ce sont les fers : les dire, c'est bien mais les fers, c'est mieux !
MILADY - Je ne te suis pas.
ELEONORE - Cela ne m'étonne pas : vous avez toujours été trop lente et je suis peut-être en avance sur mon temps : quelques siècles, qui sait ?
MILADY (sèchement) - Tu es aussi impudente dans le futur que dans le présent, prends garde: on pourrait bien parler de toi très bientôt au passé.
ELEONORE - Moi qui ai déjà un passé imparfait, ce serait l'ombre éternelle, c'est ça ? La spécialité de la maison : le coup de couteau dans le dos et dans une ruelle de préférence déserte et mal éclairée. (Elle mime la scène.) Forcément pour l'ombre, on ne trouve pas mieux.
MILADY - Tu commences à aller trop loin ma petite !
ELEONORE - Et vous me perdez de vue parce que je vais trop vite, c'est ça ? N'ayez crainte, je vais ralentir et même freiner des quatre fers comme l'autre cheval que j'ai toujours autant de mal à identifier.
MILADY (d'un ton menaçant) - Tu as de la chance que je ne puisse résoudre seule cette affaire mais tu ne l'emporteras pas au paradis, sois-en sûre.
ELEONORE - J'en suis même déjà certaine : c'est à l'enfer que j'aurai droit après tous les crimes que j'ai déjà commis pour vous. Et l'enfer est non seulement pavé de bonnes intentions mais on y croise des gens très bien : je suis sûre de vous y rencontrer, Milady, ainsi que votre supérieur hiérarchique, notre cher cardinal de Richelieu.
MILADY (perdant patience) - Tu dépasses les bornes !
ELEONORE (faisant la révérence en venant à ses pieds pour se moquer) - Acceptez dans ce cas mes plus plates excuses, Milady de Summer. (Elle se relève très vite, fait quelques pas.)
Je suis quelque peu agressive parce que j'ai beaucoup de difficultés à oublier le tour de cochon que vous m'avez joué la dernière fois. Mais changeons d'animal : du cochon, revenons au cheval. Il est donc blanc et ferré et… ?
MILADY - Sur chaque fer ont été gravés deux cœurs entrelacés.
ELEONORE (de plus en plus provocante) - Si je les retrouve, je les accrocherai dans ma maison pour qu'ils me portent bonheur.
MILADY - Mais tu perds la tête !
ELEONORE - Parce que vous comptez me faire décapiter ?
MILADY - Si je pouvais me le permettre…
ELEONORE - Mais vous savez évidemment que je possède quelques documents compromettants qui seraient remis à qui de droit si jamais il m'arrivait malheur ou si vous désiriez m'envoyer à l'ombre. J'aime tellement le soleil, Milady.
MILADY - Moi aussi, ma petite, moi aussi.
ELEONORE - Vous devenez sourde : je vous répète que je ne suis ni petite, ni votre petite. En fait, je ne suis la petite de personne.
MILADY - Bon ! revenons à ces fers.
ELEONORE - Où ont donc été gravés deux cœurs entrelacés…sur chaque fer, on n'a pas regardé à la dépense…et qui est ce "on" ?
MILADY - Pour l'instant, il n'est pas utile que tu le saches.
ELEONORE - Ce n'est pas utile, soit ! Mais qui donc est le propriétaire éploré du cheval ?
MILADY - Eploré ? Qui te dit que son propriétaire est triste ?
ELEONORE - Mais si son cheval est perdu !
MILADY - Je n'ai jamais dit que le cheval était perdu.
ELEONORE - Mais vous me demandez de le retrouver.
MILADY - Ce n'est pas pour cela qu'il est perdu.
ELEONORE (réfléchissant) - Donc, il a un propriétaire.
MILADY - Un propriétaire qui peut changer.
ELEONORE - Changer ? Changer de cheval ?
MILADY - En quelque sorte. Depuis que la reine leur en a fait don, ce cheval appartient aux mousquetaires du roi, pas à un mousquetaire bien précis.
ELEONORE - Pourtant ils sont précis les mousquetaires : vous avez déjà compté les gardes du cardinal qu'ils ont envoyé en enfer ou chez le chirurgien.
MILADY - Il n'appartient pas à un mousquetaire précis, cela veut dire, ma pe…ma grande, que n'importe quel mousquetaire peut l'enfourcher. Les mousquetaires ne possèdent pas de cheval personnel.
ELEONORE - Oui, on connaît la chanson : "Un pour tous, tous pour un". On cherche un cheval, pas son cheval, ça va plus vite.
MILADY - Tu parles comme Richelieu.
ELEONORE - Nous devons avoir quelque chose en commun : l'intelligence sans doute.
MILADY - Et la modestie.
ELEONORE - Et la modestie si vous voulez. Donc, il s'agit de retrouver un cheval blanc ferré, les fers étant gravés…
MILADY - Deux cœurs entrelacés…
ELEONORE - Sur chaque fer…et sur le cheval un mousquetaire ignorant sans doute la bonne fortune de sa monture…mais s'il s'en est rendu compte votre mousquetaire, il sera encore moins facile à approcher.
MILADY - C'est là toute la difficulté.
ELEONORE - Mais Monsieur de Tréville doit être au courant, c'est lui le chef des mousquetaires.
MILADY - Rien n'est sûr : il a reçu un cheval ferré. Est-il au courant pour les fers ? Je l'ignore.
ELEONORE - Sil l'était, il l'aurait confié à Athis, Porthis ou Aramos. C'était une garantie supplémentaire en cas de tentative de vol du cheval.
MILADY - Tu raisonnes comme moi.
ELEONORE - Nous devons avoir quelque chose en commun : c'est vrai que je parle aussi parfois sans réfléchir.
MILADY (vexée) - Merci !
ELEONORE - Je suppose que Monsieur Richelieu veut son cheval le plus tôt possible.
MILADY - Evidemment.
ELEONORE - Le risque d'échec est pourtant réel.
MILADY - Je ne te le conseille pas : le cardinal bannit ce mot de son vocabulaire.
ELEONORE - Ce n'est pas le seul qu'il rejette. Il y a aussi : pitié, justice, bref des valeurs pourtant bien chrétiennes mais qui n'ont pas évidemment la même…valeur que les pièces d'or.
MILADY - Quand tu auras fini de philosopher…
ELEONORE - Je partirai mettre au parfum mon réseau d'espionnes. Vous avez raison, le temps presse. J'y cours. A bientôt Milady. (Elle sort côté jardin après avoir appuyé sa révérence pour se moquer.)
MILADY - A bientôt…ma petite. (Elle sort à son tour, marchant fièrement, côté cour.)

SCENE 4: ARAMOS, ARTABAN, ATHIS et PORTHIS

(Ils rentrent ensemble côté jardin.)
ARAMOS - Si vous voulez mon avis…
ATHIS - Et si je peux donner le mien…
ARTABAN - Qui rejoint mon opinion.
PORTHIS - Ils ne sont pas prêts de s'arrêter. (Ils rient.)
ARAMOS - On doit les entraîner à la course, ces gardes du cardinal.
ATHIS - Pour être rapides, ils sont rapides.
ARTABAN - Il faut dire qu'ils n'avaient aucune chance.
ARAMOS - Ils n'étaient que dix.
PORTHIS - Face à nous quatre, c'est presque de l'infériorité numérique.
ATHIS - Nous attaquer alors qu'ils étaient si peu nombreux.
ARTABAN - Qu'est-ce qui a bien pu leur passer par la tête ?
ARAMOS - Par la tête, je ne sais pas mais par le corps, je le sais: mon épée, elle commençait à rouiller. (Il la sort de son fourreau, la regarde, la caresse puis rengaine.)
PORTHIS - Comme la mienne: un jour sans combattre, je m'ennuyais, je me languissais, je me disais: "Gardes, gardes, où êtes-vous ?"
ARTABAN - Petits, petits, petits, venez les petits, c'est l'heure de se distraire.
ARAMOS - Mais ils n'ont pas le sens de l'humour.
ATHIS - Ils ont déjà la vitesse, on ne peut pas tout avoir.
PORTHIS - En tout cas: ils ont des chevaux mais ne s'en servent pas.
ARTABAN - Ils sont tellement pressés qu'ils repartent sans leurs montures.
PORTHIS - Et ils ne sont pas prêts de s'arrêter. (Ils rient.)
ARAMOS - Ils n'étaient plus que deux: mettez-vous à leur place.
ATHIS - Non merci, je préfère la mienne.
ARTABAN - Moi aussi.
PORTHIS - Deux face à nous quatre: on n'a pas idée.
ATHIS - Si je compte bien, nous avons donc blessé ou envoyé carrément de l'autre côté huit d'entre eux.
ARAMOS - Que Lucifer les accueille et les fasse brûler en enfer.
PORTHIS - Imaginer toutes ces flammes me donne soif, pas vous ?
ATHIS - Maintenant que tu le dis…
ARTABAN - Je sens moi aussi une grande sécheresse dans la bouche.
ARAMOS - C'est quand même curieux cette sensation que vous me transmettez: mon palais…
ATHIS (intrigué) - Tu vas être reçu par le roi ?
ARAMOS - Non, mon palais, dis-je, pas le sien…
PORTHIS - Ton palais, qu'a-t-il ton palais ?
ARAMOS - Il sèche.
ARTABAN - Il faut l'arroser, voyons, il faut l'arroser !
ATHIS - Courons, mes amis, courons.
ARAMOS - Et tant que nous ne trouvons pas une auberge…
PORTHIS - Nous ne sommes pas prêts de nous arrêter. (Ils sortent en riant côté cour.)

SCENE 5: ANNE, BLANCHE, ELEONORE et HORTENSE.

(Anne, Blanche, Eléonore et Hortense font leur entrée, côté jardin.)
ELEONORE (d'un ton solennel) - Mesdames, l'heure est grave !
ANNE - Vous, vous avez vu le cardinal.
BLANCHE - Et il ne devait pas être de bonne humeur.
HORTENSE - Il n'est jamais de bonne humeur.
ELEONORE - Non, j'ai vu Milady de Summer.
ANNE - C'est ce que je disais: c'est comme si vous aviez vu le cardinal.
BLANCHE - Et elle ne devait pas être de bonne humeur.
HORTENSE - Elle n'est jamais de bonne humeur.
ANNE - Parce qu'elle avait vu le cardinal.
HORTENSE - Qui, lui non plus, n'est jamais de bonne humeur.
ANNE - Il avait sans doute encore appris que ses gardes avaient reçu une raclée.
HORTENSE - Ils reçoivent toujours des raclées.
BLANCHE - De la part des mousquetaires.
ELEONORE (se faisant mystérieuse) - Les mousquetaires, parlons-en des mousquetaires.
HORTENSE - On en parle souvent des mousquetaires.
ELEONORE (d'un ton sévère) - Et comme l'heure est grave, je vous conseille d'ouvrir bien grandes vos oreilles parce que j'exige des résultats.
ANNE/BLANCHE (en chœur) - Sinon ?
ELEONORE (même jeu) - Sinon vous deviendrez toutes pâles et le soleil ne sera plus pour vous qu'un lointain souvenir.
HORTENSE - Un lointain souvenir ?
ANNE/BLANCHE (en chœur, intriguée) - Mais pourquoi ?
ELEONORE - Parce que vous serez à l'ombre.
HORTENSE - Où ?
ANNE/BLANCHE (en chœur) - A l'ombre de quoi ?
HORTENSE - Dans un parc ?
ANNE/BLANCHE (en chœur) - Sous un saule ?
ELEONORE - Un saule, peut-être mais alors un saule pleureur.
HORTENSE – Pourquoi un saule pleureur ?
ELEONORE – Parce que vous n’auriez plus que vos yeux pour pleurer.
ANNE/BLANCHE (en chœur) – Que nos yeux ?
ELEONORE – Que vos yeux, mes petites !
BLANCHE – Vous savez bien que nous détestons être appelées ainsi.
ANNE – J’allais vous faire la même réflexion, Eléonore.
HORTENSE – Faut-il que l’heure soit grave !
ELEONORE – Elle l’est, mes petites.
ANNE (irritée) – Eléonore, vous le faites exprès.
ELEONORE (imitant la démarche fière de Milady) – Vous avez raison : je m’inspire des méthodes de Milady.
ANNE – Que vous détestez pourtant.
ELEONORE (sur un ton plus rassurant) – Je la déteste, c’est le mot, en effet, chère Anne, autant que je vous apprécie toutes les trois.
HORTENSE – Refermons ici le dossier des vieilles rancoeurs : il ne sent pas très bon. Quelles sont les nouvelles, Eléonore ?
BLANCHE – Oui, pourquoi l’heure est-elle si grave ?
ELEONORE – Parce qu’en cas d’échec, ma chère Blanche, comme j’ai déjà voulu vous le faire comprendre, votre prénom illustrera à merveille votre teint.
BLANCHE (effrayée) – Et pourquoi ?
ELEONORE – Parce qu’en cas d’échec, c’est à l’ombre que vous finirez, ne suis-je pas assez claire ?
ANNE – Etre claire en parlant de l’ombre veut-il dire « finir en prison » ?
BLANCHE – Anne, ma sœur Anne, je crois que vous l’avez vu venir.
ELEONORE – En effet, Blanche, c’est bien de cette ombre-là dont je veux parler.
HORTENSE – Brr ! J’en frissonne déjà. Qu’est-ce que notre ami le cardinal a pu avaler de travers pour promettre une telle issue ?
ELEONORE – Il a une fièvre de cheval.
ANNE/BLANCHE (en chœur) – Il est malade ?
ELEONORE – Disons plutôt qu’un cheval le rend malade.
ANNE/BLANCHE (en chœur) – Quel cheval ?
ANNE – Celui qu’il a mangé était mauvais et il ne l’a pas digéré ?
ELEONORE – Mais non !
BLANCHE – Celui qui lui a donné le mal de mer en galopant trop vite ?
ELEONORE – Non !
HORTENSE – Et que faut-il que nous fassions avec ce cheval ?
ANNE – Le tuer ?
BLANCHE – Le conduire à l’abattoir ?
ELEONORE – Il faudrait d’abord le retrouver.
ANNE/BLANCHE (en chœur) – Le retrouver ?
HORTENSE – Il l’a perdu, ce maladroit !
ELEONORE – Le cardinal n’est jamais maladroit.
ANNE – C’est vrai qu’en politique il est particulièrement habile.
BLANCHE – Mais comme cavalier, il doit encore prendre des leçons.
ELEONORE – Les leçons, il pourrait bien vous en donner.
HORTENSE – Que doit-il nous apprendre alors ?
ELEONORE – Il s’agit de retrouver un cheval blanc monté par un mousquetaire.
ANNE (irritée) – Encore les mousquetaires !
BLANCHE – Ils sont partout !
HORTENSE – Partout où il faut se battre, boire ou faire de belles promesses aux dames, comme ce diable d’Artaban qui finira un jour par faire partie de leur clique. C’est son rêve à cette andouille.
ELEONORE – Une andouille drôlement habile, il faudra commencer à s’en occuper sérieusement aussi, celui-là.
ANNE – Mais d’abord notre affaire : à chaque jour suffit sa peine !
BLANCHE – Et notre affaire, c’est ce cheval blanc mais un cheval blanc monté par un mousquetaire, ça court les rues !
HORTENSE – Ou plutôt ça galope, et même vite. Il doit y avoir autre chose.
ANNE – Sûrement : qu’a-t-il de particulier, ce cheval ?
ELEONORE – Il est ferré.
BLANCHE – La belle affaire !
ANNE – Ils sont tous ferrés !
HORTENSE – C’est qu’il y a encore autre chose.
ELEONORE – Vous êtes perspicace, Hortense.
HORTENSE – Avec mon flair, ce n’était pas très difficile.
ANNE – Sa queue est tressée !
BLANCHE – Sa crinière est tressée !
ELEONORE – Ni l’un ni l’autre.
ANNE – Il a été marqué au fer rouge, alors.
BLANCHE – Pauvre bête !
HORTENSE – Les fers, je parie que ce sont les fers !
ELEONORE – De plus en plus perspicace, Hortense.
ANNE/BLANCHE (en chœur) – Les fers ?
ANNE – Quel flair !
BLANCHE – Oui, on dirait un chien de chasse.
HORTENSE (vexée) – Merci, Blanche ! Mais en quoi sont-ils particuliers, ces fers ?
ELEONORE – Ils sont gravés.
ANNE/BLANCHE (en chœur) – Gravés ?
HORTENSE – Et qu’y a-t-on gravé ?
ELEONORE – Deux cœurs entrelacés.
HORTENSE – Sur chaque fer ?
ELEONORE – Sur chaque fer.
ANNE/BLANCHE (en chœur) – Sur chaque fer ?
ANNE – Sur chaque fer, ça alors !
BLANCHE – Oui, il faut le faire.
HORTENSE – Huit cœurs au total, il faut être amoureux.
BLANCHE – Amoureux.
ANNE – Et romantique.
HORTENSE – Et qui est ce joli cœur ?
ELEONORE – Secret d’Etat, je ne peux vous en dire plus mais vous qui avez l’habitude de fréquenter les mousquetaires…
BLANCHE – Nous sommes les mieux placées pour découvrir le cheval.
ANNE – Mieux placées que les gardes du cardinal, en tout cas.
BLANCHE – Avec nous, ils ne dégainent pas leurs épées.
ELEONORE – Voilà pourquoi, Mesdames, vous seules êtes capables de retrouver ce damné canasson.
ANNE – Et faire ainsi plaisir à ce damné cardinal.
BLANCHE – Et éviter l’ombre de la prison qui ferait tant de tort à mon teint.
ANNE – Et au mien.
BLANCHE – Et au tien.
HORTENSE – Quand vous aurez fini de vous faire des politesses…
ELEONORE – Vous pourrez partir à la recherche de ce cheval blanc ferré de la reine.
ANNE/BLANCHE (en chœur) – De la reine ?
ELEONORE (troublée) – De la reine ? Mais non, je n’ai rien dit.
HORTENSE – Ne dites plus un mot, nous avons tout compris et cela vaut mieux pour notre sécurité. Allons-y les filles.
ELEONORE – C’est ça, allez-y et je veux des résultats rapidement et quand je dis rapidement..
HORTENSE – Cela veut dire…
ANNE/BLANCHE (en chœur) – Que le plus tôt sera le mieux.
(Elles sortent avec Hortense, côté cour.)
ELEONORE – Et voilà, vive la hiérarchie. Les ordres sont transmis, ma petite Milady.
(Elle sort à son tour en imitant la démarche de Milady, côté jardin.)

SCENE 6: ARAMOS, ATHIS et PORTHIS

(Ils entrent, pressés, côté cour.)
PORTHIS (s'arrêtant brusquement en bloquant les autres qui le suivaient.) - Attendez, un doute m'assaille.
ATHIS - Mieux vaut un doute qu'un garde du cardinal.
ARAMOS - En es-tu sûr ? Ce n'est pas comparable.
ATHIS - C'est juste: il faut au moins quatre gardes du cardinal pour égaler un doute de Porthis.
ARAMOS - Oui, en général, s'il se retrouve seul, il ne commence à douter que s'il en compte cinq face à lui.
ATHIS - Face à lui ?
ARAMOS - En face ou autour, c'est selon.
PORTHIS - Quand vous aurez fini de vous poser des questions sur mes états d'âme en cas d'encerclement, vous vous demanderez peut-être pourquoi je doute.
ATHIS - Très juste, Porthis.
ATHIS/ARAMOS (en chœur) - Pourquoi doutes-tu ?
PORTHIS - Je me demandais si notre rendez-vous était bien fixé à midi trente.
ARAMOS - Tu as raison de douter: c'est à midi.
ATHIS - Effectivement, il nous a dit "Midi".
PORTHIS - Alors, nous risquons d'être en retard: nous avons déjà fait un détour pour semer les espionnes de Richelieu.
ARAMOS (déçu) - Dommage, pour une fois qu'on pouvait s'amuser un peu.
PORTHIS - Pour une fois ?
ARAMOS - Pour une fois que nous pouvions…rester sérieux, c'est ce que je voulais dire.
ATHIS - C'est ça qu'il voulait dire, à la bonne heure !
PORTHIS - Mais avec ce détour, justement, nous ne serons plus à la bonne heure.
ARAMOS - Nous n'avons fait qu'appliquer les consignes: semer les taupes.
ATHIS - Les taupes ?
ARAMOS - C'est ainsi que Monsieur de Tréville appelle les espionnes de Richelieu. Mais la partie n'est pas gagnée pour autant, elles sont partout.
PORTHIS - Avec nos discussions, nous perdons encore du temps: j'ai horreur d'arriver en retard. Midi, c'est midi, quelle heure est-il ?
ARAMOS - Reprenons notre chemin, tu le sauras bientôt.
PORTHIS - Tu ne réponds pas à ma question.
ARAMOS - Nous croiserons sûrement encore des taupes, pressons.
ATHIS/PORTHIS - Et alors ?
ARAMOS - Et alors ? A la troisième taupe, il sera midi précise.
(Ils rient et sortent côté jardin.)

SCENE 7: ARTABAN et HORTENSE

(Artaban rentre côté cour et se retourne au passage d'Anne et Blanche qui sont entrées côté jardin et sortent côté cour. Perdu dans ses pensées, il ne voit pas Hortense, entrée côté jardin. Elle vient le heurter volontairement.)
HORTENSE - Eh bien, jeune homme, est-ce une façon d'aborder les dames ?
ARTABAN - Euh…non…certainement pas, je vous prie d'accepter mes plus humbles excuses, Madame. (Il la salue en enlevant son chapeau.)
HORTENSE - Vous avez failli me renverser.
ARTABAN - Failli, seulement mais quand bien même, je suis impardonnable.
HORTENSE - Impardonnable, en effet. (Elle arpente fièrement la scène.) Vous ne m'aviez pas remarquée ?
ARTABAN (embarrassé) - Euh …non.
HORTENSE - Non ? Comment cela non ?
ARTABAN (même jeu) - Euh…si bien sûr…si…si…mais…
HORTENSE - Mais ? Allez au fond de votre pensée.
ARTABAN - Quand…quand je vous ai aperçue…je n'ai pas osé affronter votre regard en vous croisant et… au lieu de vous croiser, je vous ai heurtée.
HORTENSE - On appelle ça un accident, en somme.
ARTABAN - Un accident, parfaitement, vous avez trouvé le mot juste alors que je me perds dans mes excuses et je bafouille, suis-je bête…
HORTENSE - Si vous le dites.
ARTABAN - Comment ça si je le dis ?
HORTENSE - Non, je vous taquine.
ARTABAN - Et je fonce tête baissée dans le piège, suis-je maladroit…
HORTENSE - Pour ça, oui.
ARTABAN - Oui, en effet, cette fois, je vous l'accorde.
HORTENSE - Vous me l'accordez, mais quoi ? Que m'accordez-vous ? Un rendez-vous ? Mais c'est le monde à l'envers. C'est à moi de vous l'accorder.
ARTABAN - Mais je ne vous ai rien dit, je ne vous ai rien demandé.
HORTENSE - Non, en effet, je vous l'accorde.
ARTABAN - Vous me l'accordez vraiment ? Vous me l'accordez ce rendez-vous ?
HORTENSE - Moi ? Je n'ai pas dit ça…du moins pas encore.
ARTABAN - Comment ça "pas encore" ? Vos yeux disent le contraire et ils sont si beaux vos yeux chère inconnue, j'aimerais m'y noyer dans vos yeux, chère…chère…
HORTENSE - Hortense.
ARTABAN - Hortense, mais c'est charmant Hortense, on dirait le nom d'une fleur.
HORTENSE - On dirait seulement, vous confondez avec un hortensia.
ARTABAN - Un hortensia, qu'est-ce que c'est que ça ?
HORTENSE - Une fleur, justement ou plutôt un petit arbuste. Ne me dites pas que vous ignorez ce qu'est un hortensia.
ARTABAN - Ma foi, je dois bien confesser mon ignorance.
HORTENSE - Et moi, vous donner l'absolution sans doute, je vous pardonne donc monsieur dont j'ignore également le nom.
ARTABAN - Artaban.
HORTENSE - Artaban ? Tiens, ce n'est pas courant.
ARTABAN (souriant) - Si,… quand je suis pressé.
HORTENSE (riant) - Courant… quand il est pressé…que vous êtes drôle, Artaban!
ARTABAN - Que vous êtes charmante, Hortensia…euh Hortense ! Pardonnez-moi, l'émotion, sans doute, vous me troublez tellement.
HORTENSE - A ce point, Artaban, à ce point ?
ARTABAN - A ce point, en effet. Alors, ce rendez-vous, quand Hortense, quand ?
HORTENSE - Mais nous nous connaissons à peine. Pas si vite, Artaban, attendons… un peu.
ARTABAN - Un peu ? Mais quand alors ? Après-demain, sur le parvis de Notre-Dame ?
HORTENSE - Vous êtes bien pressé. ..euh, après-demain, dites-vous, mais il faut encore attendre deux jours, Artaban.
ARTABAN - Alors disons demain dix-huit heures au même endroit.
HORTENSE - Demain ? Mais c'est encore long jusqu'à demain. Pourquoi ne restez-vous pas plus longtemps maintenant auprès de moi ?
ARTABAN - C'est que j'ai rendez-vous, voyez-vous.
HORTENSE (s'emportant) - Un rendez-vous ? Mais vous ne manquez pas de culot: fixer un rendez-vous à une honnête femme alors que vous en avez un autre au même moment avec une autre dont la qualité première n'est sûrement pas l'honnêteté.
ARTABAN - Mais vous êtes jalouse, ma parole !
HORTENSE - Jalouse, moi, mais de quel droit ? Je vous connais à peine et j'ai eu le tort d'accepter un rendez-vous que vous m'avez demandé avec tant d'empressement.
ARTABAN - Avec tant d'empressement ? Ma foi, j'ai dû confondre…
HORTENSE - Confondre quoi ?
ARTABAN - Mais rien, Hortense, rien…je m'exprime mal…je voulais dire que je devais… me confondre en excuses auprès de vous. J'aurais dû vous dire tout de suite qu'il ne s'agissait pas d'une femme.
HORTENSE (rassurée) - Ah ? Ah ! c'est mieux, mon ami, c'est mieux. Ainsi donc, vous avez un rendez-vous d'affaires avec un homme ?
ARTABAN - Euh…non, Hortense, pas un homme mais plutôt…
HORTENSE (s'emportant à nouveau) - Mais vous vous moquez de moi, Artaban, prenez garde, vous ne savez pas à qui vous avez affaire !
ARTABAN (perdant patience) - Je ne sais pas encore à qui j'ai vraiment affaire mais je sais par contre que je n'ai pas un rendez-vous d'affaires avec un homme mais avec trois.
HORTENSE - Trois ? Attendez…à Paris, quand on cite ce nombre, on y associe…
ARTABAN - Des mousquetaires, c'est ça que vous alliez dire, Hortense ?
HORTENSE - Tout à fait: qui ne connaît les exploits et les frasques d'Athiche, Fortiche et Aramoche ?
ARTABAN (rectifiant froissé) - Athis, Porthis et Aramos.
HORTENSE - Pardon ?
ARTABAN - Je vous prierai, chère Hortense, de ne pas écorcher les noms de mes amis: il s'agit d' Athis, de Porthis et d'Aramos et non pas d'Athiche, de Fortiche et d'Aramoche !
ARTABAN - Je vous prierai, chère Hortense, de ne pas écorcher les noms de mes amis: Athis, pas Athiche; Porthis et pas Fortiche et Aramos et non pas Aramoche !
HORTENSE - Il n'est pas très beau.
ARTABAN - Peut-être mais ce n'est pas une raison pour l'appeler Aramoche.
HORTENSE - Et l'autre est une vraie armoire à glace.
ARTABAN (s'emportant) - Mais pas au point de l'appeler Fortiche quand même ! Est-ce que je vous appelle Hortensia, moi ?
HORTENSE - Justement, oui.
ARTABAN (un peu décontenancé) - Je vous ai appelée Hortensia ? Oui… mais je me suis trompé…j'étais troublé.
HORTENSE - Vous l'étiez ? Parce que maintenant vous ne l'êtes plus ?
ARTABAN - Non…enfin…si, mais vous me troublez avec vos questions à la fin !
HORTENSE - Dites tout de suite que je vous tape sur les nerfs…Mais alors si vous avez rendez-vous avec les trois gugusses…
ARTABAN (s'emportant à nouveau) - Mousquetaires, pas gugusses !
HORTENSE - Oui, oh ! peu importe, mon ami, peu importe…
ARTABAN (furieux) - Non, pas peu importe, je m'appelle Artaban, pas Rantanplan, nom d'un chien ! Respectez les noms, bon sang !
HORTENSE - Cessez de m'interrompre. Si vous avez rendez-vous avec vos trois…peu importe…c'est que vous êtes alors le fameux Gascon dont on parle tant.
ARTABAN - Dont on parle tant ? Vraiment, c'est me faire trop d'honneur.
HORTENSE - On peut vous faire honneur si vous êtes aussi habile à l'épée qu'on le dit.
ARTABAN (retrouvant un peu de calme pour faire le modeste) - Disons que je me défends…
HORTENSE - Vous défendre ? A ce qu'on en dit, vous attaquez aussi souvent…les gardes du cardinal par exemple.
ARTABAN - Je suis allergique à ces gens-là.
HORTENSE - Et à moi aussi ?
ARTABAN - Je n'ai pas dit ça.
HORTENSE - Mais vous le pensez parce que je vois bien que vous êtes énervé, d'ailleurs moi aussi, je suis énervée.
ARTABAN - Si vous le dites…
HORTENSE - Oui, je le dis et je crois qu'il est préférable de mettre un terme à notre histoire.
ARTABAN - Y mettre un terme ? Vous avez de ces expressions ! Rien n'a commencé. Et cela vaut mieux, en effet. Veuillez m'excuser, je vous quitte: j'ai un rendez-vous, un vrai celui-là: avec mes trois gugusses.
HORTENSE - C'est ça: vous ferez le quatrième gugusse: je ne suis pas prête de vous revoir.
ARTABAN - Moi non plus. (Il sort côté jardin.)
HORTENSE - Du moins avant demain…(Elle sort en courant derrière lui.) Artaban, n'oubliez pas: demain, dix-huit heures à Notre-Dame.

SCENE 8 : ARAMOS, ATHIS et PORTHIS

(Ils entrent très rapidement côté cour.)
ATHIS - Je suis sûr qu'il a filé par là. (Il désigne le côté jardin.)
PORTHIS - Laissez-le moi, laissez-le moi !
ARAMOS - Et de quel droit, s'il vous plaît, monsieur Porthis ?
PORTHIS - Je l'ai vu le premier, j'appelle ça "le droit de regard".
ATHIS - Le droit de regard, voyez-vous ça !
PORTHIS - Le droit de regard, parfaitement. Je l'ai vu le premier, il m'appartient.
ARAMOS - C'est moi qui l'ai vu en premier, monsieur Porthis.
ATHIS - J'allais dire la même chose.
PORTHIS (fâché) - Quoi ? Mais même par temps clair, tu ne vois pas à cent mètres.
ATHIS (même jeu) - Et toi, tu vis en permanence dans le brouillard, je ne t'ai jamais connu à jeun.
PORTHIS (idem) - Tu commences à m'échauffer les oreilles.
ATHIS (idem) - Ce n'est pas moi, c'est l'effet du pichet de vin que tu viens de boire à l'auberge.
ARAMOS - Voyons camarades, vous n'allez pas vous quereller. D'autant que je tiens à vous rappeler que ce garde du cardinal, c'est moi qui l'ai d'abord aperçu.
ATHIS (se calmant) - Tu as raison. D'ailleurs, à l'heure qu'il est, il doit être loin.
PORTHIS (même jeu) - Je n'en suis pas si sûr: si mes souvenirs sont exacts, nous avons débouché dans une impasse. Il doit être au fond en train de faire ses prières ou de claquer des dents, à moins qu'il ne fasse les deux en même temps.
ARAMOS - Athis a raison: tu dois vivre dans un brouillard qui n'en finit pas de s'épaissir. Cette rue débouche près de la Seine. Il n'y a pas plus d'impasse de ce côté que de vin qui reste dans un pichet quand tu l'as à portée de main.
PORTHIS (s'énervant) - Mais c'est un complot: dites tout de suite que je bois !
ARAMOS (idem) - Mais bien sûr que tu bois et tu vois des gardes du cardinal courir dans le brouillard.
PORTHIS (idem) - Mais vous aussi vous l'avez vu !
ATHIS - C'est juste, Porthis, c'est même finement observé. Mais quand nous l'avons aperçu,
nous sortions à trois de l'auberge…
ARAMOS (se calmant) - Nous étions donc tous les trois dans le même brouillard…
ATHIS - Nous avons donc dû l'apercevoir tous trois en même temps…
PORTHIS - En même temps ? Oui…sans doute…
ARAMOS - Sûrement…c'est même aussi sûr que ton incapacité à passer devant une taverne ou une auberge sans ressentir l'irrésistible envie d'y pénétrer.
PORTHIS (s'énervant à nouveau) - Tu recommences à m'insulter ?
ARAMOS (souriant) - Non, je te…complimente: un mousquetaire se doit de faire honneur au bon vin.
ATHIS - Très très juste, Aramos, un mousquetaire qui ne sait pas boire n'est pas un bon mousquetaire…
PORTHIS (retrouvant son calme) - Ah, mes amis, je vous retrouve ! "Un mousquetaire qui ne sait pas boire n'est pas un bon mousquetaire", comme c'est beau ! on dirait un proverbe…un onzième commandement…
ATHIS - Un mousquetaire qui ne boirait pas, il lui manquerait quelque chose.
ARAMOS - Tout à fait, Athis, tout à fait mais…quoi ?
PORTHIS - Un pichet de vin, parbleu, un pichet de vin !
(Ils sortent en riant côté jardin.)

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