L'envers du décor

Après avoir réussi deux auditions, trois comédiennes attendent impatiemment l'examen final et l'arrivée de Pierre Lambert, qui réalisera bientôt une nouvelle adaptation des "Trois mousquetaires". Elles ne rêvent que du rôle de Milady de Winter. Une femme les rejoint : est-elle également une simple comédienne ou représente-t-elle autre chose pour Pierre, si troublé en la voyant ? C'est en tout cas le point de départ d'une journée qui va bouleverser sa vie de coureur de jupons invétéré.

Fiche

Année
2005
Production
Cie des Sources

Extrait

ACTE 1

SCENE 1 : GABRIELLE, ANNE et AURORE

(Au lever du rideau, Anne et Gabrielle sont assises dans le coin bibliothèque.)
ANNE (regardant sa montre) – Plus d'un quart d'heure de retard ! L'audition finale commence bien.
GABRIELLE – Franchement, tu t'attendais à être convoquée une troisième fois ?
ANNE – Oui et j'aspire à décrocher un rôle, évidemment.
GABRIELLE – Mais lequel ? Toute la question est là: il n'y a que trois personnages féminins importants.
ANNE – En tout cas, c’est la perfide Milady de Winter que je préfère : quel rôle en or !
GABRIELLE – Qui m’irait également comme un gant…de mousquetaire évidemment.
ANNE – Evidemment. (Soupirant, puis en aparté.) Deux prétendantes, c'est déjà une de trop.
(Une troisième femme, très élégamment vêtue, fait son entrée côté cour.)
AURORE – Je me doutais que je ne serais pas la seule à l’heure du choix décisif.
ANNE – Plus on est de folles, plus on rit.
GABRIELLE – Pas de panique, ce n’est pas le Titanic : tant que nous ne sommes que trois, cela veut dire un rôle pour chacune.
AURORE – A moins que nous ne nous retrouvions en concurrence pour un seul et même rôle.
GABRIELLE – Vous, vous savez quelque chose.
AURORE – Mais si c’était le cas, je ne serais pas ici en ce moment, mesdemoiselles.
ANNE – Evidemment, elle se pavanerait au bras du producteur dans un endroit…
GABRIELLE – ...soit très public…soit très…
ANNE – ...intime.
AURORE – Votre vision du cinéma ressemble très fort à un cliché. Tout cela a évolué, je suppose.
GABRIELLE – Vous supposez ? Moi, je n’en suis pas si sûre. Je crois plutôt que ces pratiques sont toujours à la mode.
ANNE - Ah, la mode ! Est-elle encore aux mousquetaires ?
AURORE – Bien entendu. C’est que le public les aime ! Tout le monde connaît d’Artagnan, Athos, Portos et Aramis.
ANNE – Tout le monde, en effet, même vous apparemment. (Elle jette un coup d'œil sur ses vêtements.) Mais si leur histoire est populaire, donc censée être connue du peuple, votre tenue laisse penser que vous n'en faites pas partie de ce peuple.
GABRIELLE – Une petite bourgeoise qui ambitionne de faire du cinéma pour gagner son argent de poche.
ANNE – Quelques milliers d’euros, simplement pour se payer des fringues.
GABRIELLE – Pour se payer de superbes pompes, assorties aux fringues évidemment, pour s’afficher dans les boîtes à la mode fréquentées par le Tout-Paris.
AURORE – Vous savez ce qu’il vous dit le Tout-Paris ?
ANNE – Je devine.
GABRIELLE - Moi aussi. Et ce n’est pas très poli.
ANNE – Alors que tous ces gens sont si bien habillés. A qui se fier ?
AURORE – A personne. C'est la règle dans ce milieu.
GABRIELLE – Le tape-à-l'œil fait-il aussi partie de la règle ? A votre place, j'en aurais encore remis une couche.
ANNE – En portant par exemple les ferrets de la reine offerts par le duc de Buckingham...
GABRIELLE – Ciel, son amant !
ANNE – Là, ce n’est plus du cinéma mais du théâtre de boulevard.
AURORE – Je n’avais pas fait le rapprochement.
ANNE – Eh bien ! il faudrait vous rapprocher, mademoiselle, sinon vous allez rater le départ de la course à la célébrité.
GABRIELLE (à Anne) – Non seulement d'apparence bourgeoise mais en plus pas très futée. (Puis à Aurore.) Réveillez-vous, mademoiselle, nous auditionnons pour les Trois Mousquetaires, pas pour les Précieuses Ridicules.
AURORE – Merci. Les compliments volent bas. Ne pourrions-nous pas attendre tranquillement ? Faisons la paix et cessez de m’appeler mademoiselle, je vous en prie. Je m’appelle Aurore.
ANNE – De Nevers ?
AURORE – Pas le moins du monde, même si, à défaut de Milady, il me plairait de l’incarner à l’écran. Quel bonheur d’épouser Lagardère à la fin du film ! Quel homme ! Quel héros !
GABRIELLE – Aurore Boréale alors ?
AURORE – Très subtil mais si vous me permettez cette comparaison, voilà qui ne risque pas d’améliorer le…climat de nos relations.
ANNE – De gros nuages obscurcissent à nouveau le ciel mais mon prénom se glisse néanmoins dans une éclaircie bienvenue. Appelez-moi Anne, Aurore, et tutoyons-nous.
AURORE – Mais Anne, c’est le prénom de la reine !
ANNE – J’espère bien que non. Je vise le rôle de Milady, qu’on se le dise ! Mais trêve de discours, patientons pacifiquement. (En regardant sa montre.) C’est long !
GABRIELLE (soupirant) – Comme un jour de débarquement en Normandie.
ANNE (idem) – Comme un passage à l’heure d’hiver quand on hérite d’une vingt-cinquième heure !
GABRIELLE – C’est pourtant agréable : une heure de sommeil en plus, qui s’en plaindrait ?
AURORE – Pas moi. En général, j’en profite pour rester une heure de plus en boîte.
GABRIELLE – Avec le Tout-Paris que nous évoquions tantôt ?
AURORE – Accessoirement.
ANNE – Comment ça « accessoirement » ?
AURORE – Il m’arrive de fréquenter des endroits très prisés par ce Tout-Paris qui semble vous obnubiler mais ce n’est pas en permanence.
GABRIELLE – Aurore ne pratique pas la permanence mais l’intermittence.
ANNE – Un peu comme la pluie, en somme.
AURORE – C’est un peu tristounet la pluie. En général, je sors pour m’amuser.
ANNE – En général ? Et en particulier, cela donne quoi ?
AURORE – Quand je me retrouve en particulier avec quelqu’un, c’est…particulier et tout à fait personnel. C’est du ressort de la vie privée.
GABRIELLE – Il n’y a pas que la vie privée qui possède des ressorts.
AURORE – Le terrain devient savonneux, très glissant même. Restons-en là.
GABRIELLE – Comme tu veux : j’étais entrée par inadvertance dans ta vie privée, j’en…ressors.
ANNE – Joli, Gabrielle !
AURORE – Ah ! c’est Gabrielle ?
GABRIELLE – Oui, et je ne suis pas un ange mais j’assume. J’assume tout : mes qualités, mes défauts, mes envies, mes goûts, mes dégoûts, mes contradictions. Tout ce qui fait que je suis à prendre ou à laisser.
AURORE – Et le cœur est-il à prendre ou à laisser ?
GABRIELLE (hésitant) -…Heu ! …à prendre.
ANNE – Pourquoi cette hésitation ? Je te croyais libre.
GABRIELLE – On peut être relativement sûre de soi, mais pas forcément de l’autre. Mais revenons à nos mousquetaires. Personne d’autre n'est arrivé. Nous sommes donc trois, comme le nombre de rôles importants à attribuer : la reine, Constance…
AURORE – ...et Milady…
ANNE – Notre bien aimée, mais s'il est vrai que nous sommes trois, rien ne prouve que trois rôles seraient encore à attribuer.
AURORE – Tout à fait. Nous sommes peut-être trois en lice pour décrocher un rôle. Trois autres comédiennes sont peut-être convoquées demain pour le second.
GABRIELLE – Et je devine déjà votre raisonnement pour après-demain. En tout cas, à chaque audition, je n’ai dû incarner que Constance, Anne d'Autriche ou Milady. Donc, au pire, s’il en a été de même pour vous, l’une d’entre nous décrochera l’un de ces trois rôles.
ANNE – A moins que nos dispositions aient été testées de manière à être sûr que nous serons à la hauteur dans le rôle d’une soubrette dont la silhouette fera à peine partie du décor et qui aura à prononcer six répliques en tout et pour tout en deux heures de film ?
GABRIELLE (avec révérences et gestes à l'appui) – Des « Bien Madame", " J’y veillerai, Madame"." J’assure Madame de mon total dévouement. »
AURORE – On aurait osé ?
GABRIELLE – Ces gens-là osent tout.
ANNE – Face à un producteur, on n’est rien.
AURORE – Et si on est trois, on est trois fois rien.
GABRIELLE – Enfin ! ne dramatisons pas. L’attente nous déstabilise et nous commençons à imaginer le pire. Tout n’est sans doute pas si sombre.
ANNE – Mais tout n’est peut-être pas très clair quand même. Pour les deux premières auditions, la ponctualité était de mise.
AURORE – Mais la mise a changé. Les enjeux sont plus importants.
ANNE – Espérons que les jeux ne sont pas déjà faits.
GABRIELLE (annonçant comme au casino) – Les jeux sont faits. Rien ne va plus, mesdames et messieurs, c’est la roulette russe : une balle sur trois, une seule comédienne sur trois sera choisie. Rien ne va plus mesdames et messieurs, faites vos jeux.

SCENE 2 : LES MEMES plus SOPHIE, puis PIERRE.

(Une autre femme fait son entrée, côté cour.)
ANNE (en aparté) – Quatre, cela se complique.
AURORE (idem) – Au minimum, une chance en moins.
GABRIELLE (idem, en chantonnant sur l'air de "Je me voyais déjà" d'Aznavour) – Je me voyais déjà en bas de l’affiche.
SOPHIE – Bonjour, je suis horriblement en retard. Vous avez déjà terminé ? Vous attendez le résultat ?
GABRIELLE – Heu ! …Oui, et le metteur en scène était furieux.
AURORE (comprenant l'intention de Gabrielle) – Pour être furieux, il était furieux.
ANNE (même jeu) – Vert de rage. Je l’entends encore : elle n’a pas besoin de rôle, celle-là ? On ne lui a jamais dit que la politesse était l’exactitude des rois.
GABRIELLE – Elle va savoir comment je m’appelle. Elle est rayée de la liste.
SOPHIE – Cela tombe bien.
ANNE – Qu’est-ce qui tombe bien ?
SOPHIE – Qu’il soit furieux ! Je ne suis pas non plus de bonne humeur. Du choc de nos caractères jaillira la vérité : il verra que je suis mûre pour incarner l’énigmatique Milady de Winter, le seul rôle qui mettrait en évidence mon talent.
GABRIELLE – Mais ça tourne à l’obsession ! Il n’y a pas qu’elle dans cette histoire !
SOPHIE – Que dites-vous ?
GABRIELLE – Rien. Ou plutôt si. Ce monsieur a forcément des relations. Si vous ne voulez pas faire une croix sur votre carrière avant même de l’avoir commencée, il est plus que temps de déguerpir. S’il vous trouve ici et qui plus est de mauvaise humeur, vous n’aurez plus rien à espérer.
AURORE – Il serait plus raisonnable de partir. Nous lui expliquerons que vous avez été malencontreusement retardée, que vous lui présentez vos plus humbles excuses et que vous restez évidemment candidate à un rôle dans un prochain film.
GABRIELLE – Partez, nous vous excuserons.
AURORE – Oui, partez, pensez un peu à vous.
ANNE – C’est ça, soyez égoïste, sauvez votre carrière.
SOPHIE – Ne vous donnez pas tant de mal. Je suis plutôt du genre à faire face.
GABRIELLE - Faire face : c’est vite dit mais ce n'est pas forcément bien réfléchi. Faites travailler votre matière grise: vous voulez faire... face mais vous allez plutôt jouer votre carrière à…pile ou face.
SOPHIE – Vous me testez là ? On a dissimulé une caméra ? Dites-moi où elle se trouve que je puisse participer moi aussi !
ANNE – Mais elle ne nous prend pas au sérieux, cette Milady de pacotille !
SOPHIE – De pacotille, tiens donc ? Votre vocabulaire prend de l’extension, vous passez en phase deux : est-ce l’alerte rouge ?
AURORE – Mais elle se paye notre tête, la pimbêche !
SOPHIE – Pimbêche toi-même, actrice de supermarché ! Va vendre tes maquereaux en grande surface et profites-en pour y nettoyer le carrelage. Dans ce genre de métier au moins, tu auras de l’avenir.
AURORE – Non mais, retenez-moi, les filles ou je la découpe en morceaux !
ANNE – Calme-toi, Aurore. Elle n’en vaut pas la peine.
GABRIELLE – Prends-ça d’où ça vient, c’est-à-dire d’une poubelle. Respire à fond mais pas à côté du tas d’ordures.
SOPHIE – C’est parti pour la séance de yoga.
AURORE (s’avançant) – Tu préfères une séance de boxe, que le service des urgences puisse faire de la couture sur tes arcades sourcilières ?

(Pierre Lambert, le metteur en scène, fait son entrée, côté cour.)
PIERRE (troublé) - …Sophie ?
SOPHIE – Oui, Sophie. Tu ne m’attendais pas ?
ANNE – Vous voyez : vous n’étiez même pas convoquée. Vous pouvez repartir.
PIERRE – Je…Je crois que nous avons perdu assez de temps. Passons à l’audition. Et si Sophie…tu permets que je t'appelle Sophie ?
SOPHIE – Ne change rien à tes habitudes.
GABRIELLE (intriguée) – Quelles habitudes ?
PIERRE – Ce n’est rien, je l’ai tutoyée dès la première audition.
SOPHIE – Je m’en rappelle comme si c’était hier : la scène de la rencontre, celle des fiançailles, du mariage. J’ai les répliques gravées dans ma mémoire.
AURORE – Mais on ne les a pas jouées ces scènes-là !
ANNE – C’est vrai ça : comment comparer et juger dans ces conditions ?
PIERRE (de plus en plus embarrassé) – Mais…c’est…c’est courant, d’ailleurs aujourd’hui personne ne jouera la même scène et puisque Sophie doit absolument repartir très vite, je commencerai avec elle et j’inviterai les autres à patienter à côté. (Il désigne la porte côté jardin.) Des rafraîchissements vous y attendent.
GABRIELLE – Des rafraîchissements, vraiment ? L’ambiance était déjà glaciale, il aurait fallu des thés chauds.
AURORE – Et un métier à tisser. Pénélope a attendu vingt ans le retour d’Ulysse. C’est pour ce rôle-là qu’il aurait fallu nous auditionner.
ANNE – Trêve de discussions : allons patienter…impatiemment. (Elles sortent côté jardin.)

SCENE 3 : PIERRE et SOPHIE, puis GABRIELLE

SOPHIE – Alors, chéri, tu auditionnes pour renouveler ton harem ?
PIERRE – Mon harem ? Mais que vas-tu imaginer ? Tu te crées un scénario.
SOPHIE – Parlons-en du scénario : un cinéaste de seconde zone…
PIERRE (vexé) – Merci.
SOPHIE – ...additionne, collectionne les auditions comme il collectionne les maîtresses. De pauvres ingénues à qui il fait miroiter le rôle de leur vie dans un film qui marquera les annales.
PIERRE – Les annales, n’exagérons rien. Je cherche simplement à faire des films rentables.
SOPHIE – Si peu. On est loin en tout cas de la gloire passée.
PIERRE – Tout le cinéma français est dans le creux de la vague.
SOPHIE – Et c’est toi qui surfe en tête… seul en tête, car personne ne prend ton sillage. Tu ne crées pas la mode, tu la suis. Tu n’as aucune créativité, mon pauvre Pierre.
PIERRE – Je ne pense pas que tu sois dans ton état normal. Ce genre de discussion demande une réflexion de fond, dans un endroit approprié : chez nous par exemple, et un bon verre à la main.
SOPHIE – Tu parles comme un homme politique, mon pauvre Pierre.
PIERRE – Je ne suis pas ton pauvre Pierre.
SOPHIE – Si, tu l’es ! Sans l’argent de papa que tu as épousé en m’épousant, tu n’es rien.
Quand il est décédé, les films Valmont, c’était un label de qualité ! Il t’a fait débuter, te guidait, car lui, c'était un artiste, un vrai, pas un raté comme toi.
PIERRE – C’est la journée des compliments.
SOPHIE – Plus que tu ne le crois. Cette société, que tu as dépréciée, en la rebaptisant Valmont-Lambert, est toujours la mienne. Autrement dit, mon pauvre Pierre, si tu n’arrêtes pas tes fredaines, je divorce et tu te retrouveras alors au sens propre « Mon pauvre Pierre ».
PIERRE – Voyons Sophie.
SOPHIE – Et tu risques bientôt de tourner une œuvre très contemporaine. J’en vois déjà la bande-annonce : Les films Valmont-Lambert présentent « Mon pauvre Pierre » ou « La revanche de l’épouse bafouée ». Je ne pouvais pas prendre « L’homme qui aimait les femmes », un cinéaste – de talent, celui-là – l’a tourné avant toi . Et « L’homme qui collectionnait les maîtresses » me semble un tantinet racoleur, vulgaire, il manque de classe…un peu comme toi, finalement.
PIERRE (protestant) – Mais Sophie, qu’ai-je fait pour mériter toutes ces horreurs ?
SOPHIE – Aujourd’hui, rien encore. J’aurais dû attendre pour te surprendre en flagrant délit. Seulement, je n’ai pas pu le faire quand j’ai tout découvert. Je suis devenue enragée.
PIERRE – Cela, je l'ai remarqué. Tu aurais pu faire un détour par l'Institut Pasteur avant de venir… Découvert quoi ?
SOPHIE – Ton agenda, ta garçonnière.
PIERRE – Mon agenda, mais qu’a-t-il de particulier, mon agenda ?
SOPHIE (criant) – Il est noir.
PIERRE (troublé) -…Noir ?
SOPHIE – Oui, noir. Je ne parle pas de l’officiel : le rouge. Parce qu’il faut dire qu’il y a le rouge et le noir et que tu te prends pour Stendhal, ma parole !
PIERRE - …Le rouge et le noir, tu vas rire, mais…
SOPHIE – Je suis ... morte de rire et… j’enterre tes illusions, mon pauvre Pierre.
PIERRE – So… tu vas vraiment rire mais…tu sais bien que je fourmille toujours de projets.
SOPHIE – Tu fourmilles ? Monsieur Pierre fourmille de projets. Il s’active comme une fourmi, mais c’est sale et répugnant une fourmi.
PIERRE – Ne m’appelle pas monsieur Pierre, j’ai l’impression de me retrouver à la tête d’un réseau de call-girls. Je préférais encore quand tu m’appelais « Mon pauvre Pierre ».
SOPHIE – Oui, tu es seulement à la tête d’un réseau de maîtresses, rétablissons la vérité, la vérité toute nue…à moins qu’avec elles tu fasses ça tout habillé.
PIERRE – Tu deviens vulgaire.
SOPHIE – J’attends toujours tes explications. Donc, tu fourmilles de projets et ça donne ?
PIERRE – Des notes dans un agenda.
SOPHIE – Noir !
PIERRE – Noir.
SOPHIE – Et qu’y notes-tu ?
PIERRE - …Des… choses… qui serviront pour un prochain film.
SOPHIE – Tu n’as pas encore commencé tes mousquetaires et tu enfourches déjà un autre cheval ?
PIERRE – J’ai toujours un film d’avance, tu sais.
SOPHIE – Je croyais plutôt que tu en avais toujours un de retard. Quand je les visionne, c’est du déjà vu. Tu n’es pas le pasteur qui guide son troupeau, tu suis…comme un mouton de Panurge.
PIERRE – Qu’est-ce qu’un pasteur vient faire dans cette histoire, si ce n'est celui qui aurait pu te vacciner ? Tout cela me paraît tellement inattendu et injustifié.
SOPHIE – Inattendue, c’est ta trahison qui l’était, et injustifiée, car je ne méritais pas ça, tu m’entends : je ne méritais pas ça ! Mais le film est fini. Tu n’as plus qu’à sortir de la salle de projection de ma vie. Les films Valmont continueront sans Lambert.
PIERRE – Mais tu deviens folle : tout ça pour un agenda que j’ai laissé traîner.
SOPHIE – Mais tu avoues, mon cochon !
PIERRE – Je n’avoue rien du tout, pas plus que je ne suis ton cochon ou ton pauvre Pierre.
A toute chose, il y a une explication.
SOPHIE – Pour tous les rendez-vous notés dans cet agenda ? Pour tous ces restaurants que tu as fréquentés avec toutes ces créatures, pour tous ces moments intimes partagés avec elles ?
PIERRE – Ces créatures sont purement imaginaires.
SOPHIE – Imaginaires ? Comme certains commentaires le sont aussi sans doute ? Quand je les ai lus, j’ai cru avoir affaire à Superman alors que, avec moi, Superman a connu quelques défaillances : en guise de bombe sexuelle, c’était parfois un pétard mouillé.
PIERRE – Oui ! bon ! …c’est facile et d’une bassesse : vous les femmes, pouvez toujours. Nous les hommes, êtres sensibles, nous trouvons à la merci de la moindre contrariété.
SOPHIE – Qu’est-ce que tu as eu comme soucis, mon pauvre chéri !
PIERRE – Et toi comme migraines !
SOPHIE – A force de trop réfléchir. Si je ne l’avais pas fait à ta place, la boîte aurait croulé. Et nous avec.
PIERRE – Et terminé alors ton train de vie qui nous a coûté une fortune.
SOPHIE – En notes de restaurants avec tes « créatures ».
PIERRE – Imaginaires.
SOPHIE – Si elles le sont, j’attends la suite des explications. En quoi toutes ces annotations auraient-elles un rapport avec un prochain film ?
PIERRE – …Ce…film… raconterait l’histoire d’un homme qui mène une double vie.
SOPHIE – Lui aussi ? En portant des lunettes à double foyer, je présume ? Alors, la suite ?
PIERRE – Quelle suite ? Cet agenda me sert à imaginer la double vie d’un homme, je te l’ai dit. Que veux-tu y ajouter ? Certains tiennent bien un journal intime.
SOPHIE – Et pourquoi serais-tu passé au stade de l’écriture ? Tu comptes envoyer ton cher François, ton meilleur ami, ton scénariste attitré au chômage ?
PIERRE – Mais non ! Il aurait retravaillé mes notes et en aurait tiré un scénario bien ficelé.
SOPHIE – Autre question, alors : si ces créatures sont imaginaires, pourquoi avoir choisi des restaurants, eux, bien réels ?
PIERRE – J’ai choisi des repères familiers.
SOPHIE (insistant) – Qui te sont familiers. Je constate que ces lieux me sont étrangers parce que nous ne fréquentons que les deux ou trois mêmes restaurants depuis des années. Bref ! que dans ces repères familiers, tu ne m’as jamais invitée. Le personnel se serait posé des questions, j’imagine.
PIERRE – Tu imagines, exactement. Tu ne fais que cela : imaginer, fantasmer, fabuler.
SOPHIE – Je fabule ? Et qu’ai-je donc fabulé, qui manquait au répertoire de Jean de La fontaine : « Le chaud lapin et les naïves » peut-être ? Car elles sont naïves, ces donzelles. Elles croient qu’elles vont hériter du rôle qui les révélera. Et tu multiplies tes auditions et à chaque palier franchi, je suppose qu’elles paient de leur personne.
PIERRE – Elles sont évaluées objectivement. Pourrais-tu me dire à propos quel bon vent t’a amenée dans ce bureau, au risque de faire échouer l’audition finale ?
SOPHIE – Ton agenda.
PIERRE (un peu troublé) – Mon agenda…noir ?
SOPHIE – Non, rouge, mon brave chéri ! Tu avais pris la peine de la noter dans l’agenda de la bonne couleur, enfin, bonne couleur en ce qui te concerne. Et en prime, tu y avais indiqué : « rôle de Milady ». Je ne me suis donc pas gênée, en arrivant, pour les faire mousser en me présentant comme une concurrente. Comment comptais-tu les départager ? Par la scène du baiser ?
PIERRE – Tu me provoques, mais je ne craquerai pas : je suis innocent.
SOPHIE – Tu es peut-être mal placé alors pour juger celle qui jouera l'espionne, la coupable qui sera décapitée par le bourreau. Un…innocent, tout de blanc vêtu, peut difficilement apprécier la noirceur d’une âme. En revanche, lorsque l’on fait soi-même le mal…
PIERRE – Et que l’on possède un agenda noir comme l’âme de Milady…c’est cela que tu veux entendre.
SOPHIE – Si tu le dis…
PIERRE – Je prononce simplement les mots que tu souhaites entendre, Milady ne sera pas seule à être décapitée. Avant même de m’entendre, tu m’avais condamné.
SOPHIE – A la décapitation ? Je dois …perdre la tête. C’est ça, je suis devenue folle. Tu ne t’en étais pas aperçu ? Mais où avais-tu la tête ?
PIERRE – Sur le billot. Tu sais, c’est une position inconfortable et qui n’est guère favorable à l’observation.
SOPHIE – D’autant que tu avais la tête ailleurs.
PIERRE – Où ça, avec mes créatures, je suppose ?
SOPHIE – Dans ton petit studio aménagé au dernier étage, là où je ne pouvais pas aller puisque cette pièce était théoriquement un infâme et horrible grenier où des araignées géantes m’auraient dévorée après m’avoir attirée dans leurs toiles. Bref ! là où après avoir tissé ta toile, tu abusais de la crédulité de jeunes filles.
PIERRE (très troublé) - … Le…petit… studio ?
SOPHIE (l’imitant) – Oui, comme tu le dis si bien…le… petit… studio. Il a l’air de te troubler, en tout cas, …le…petit…studio.
PIERRE (soucieux.) - …Ce…ce n’est pas ce que tu crois.
SOPHIE – Je te jure, Pierre, que je ne suis pas loin d’envisager le crime passionnel. De toute façon, avec un bon avocat, j’aurais toutes les chances de bien m’en tirer. « Bafouée, trompée dans l’immeuble même où son célèbre père avait installé les bureaux de la première grande société française de production à avoir fait parler d’elle jusqu’à Hollywood, Mesdames et Messieurs les Jurés, cette femme n’a pas supporté que cette infamie se déroule presque sous ses yeux dans cette pièce où son père avait rangé les bobines de son premier film. Oui, Mesdames et Messieurs les Jurés, elle a vidé son chargeur, comme vous l’auriez tous fait, dans le corps de celui qu’elle avait aimé. Mesdames et Messieurs, ce n’est pas seulement moi aujourd’hui qui vous demande de l’acquitter, mais aussi tous ces Françaises et ces Français qui ont un jour vu ce premier film de Raymond Valmont, le père de l’accusée. »
PIERRE – Il dirait… tout ça ton avocat ?
SOPHIE – Non, ça c’était moi : un véritable avocat ferait encore mieux, évidemment !
PIERRE – Rallier tous les Françaises et les Français à ton panache blanc, ne serait-ce pas un tantinet mégalomaniaque ? Tu ne brigues pas la présidence de la République, par hasard ?
SOPHIE – Je ne me laisserai pas faire, tu as compris : je suis à deux doigts du crime passionnel ! Tu as compris : du crime passionnel !
(Gabrielle fait son entrée côté jardin.)
GABRIELLE – Vous n’auriez pas bientôt fini ? La révolte gronde : nous en avons assez d’attendre.
PIERRE - …Attendre ?
SOPHIE – Tu les avais oubliées ? Mais ça veut dire que j’ai été bonne, très bonne.
(Elle commence à gesticuler, à lever les bras.) J’ai décroché le rôle, j’ai décroché le rôle !
GABRIELLE – Ça veut dire quoi ça ? Si c’est vrai, on casse tout, tu entends : on casse tout !
PIERRE – Non, ce n’est rien. J’ai bientôt terminé avec Sophie.
SOPHIE – En effet, tout sera bientôt terminé, tout !
GABRIELLE – Tout quoi ? Pas très clair, tout ça. J’y vais mais dans cinq minutes, on casse tout, tu entends…Pierre, on casse tout ! (Elle ressort.)
SOPHIE – Elle te tutoie : normal aussi, sans doute !
PIERRE – Tant pis pour lui ! C’est François !
SOPHIE – Qu’est-ce que François vient faire là-dedans ? Ne détourne pas la conversation.
PIERRE – C’est François, Sophie ! Tu ne me comprends pas ?
SOPHIE – Et que faut-il comprendre ?
PIERRE – L’agenda noir et le studio, c’est François.
SOPHIE – Je suis déçue, très déçue.
PIERRE – Toi aussi ? Moi aussi, quand j’ai découvert tout ça, j’étais complètement dégoûté.
J’ai quand même cherché un côté positif et je l’ai trouvé : m’inspirant de sa double vie, j’ai tout noté dans un agenda…
SOPHIE – Le noir.
PIERRE – Le noir, en effet. Je me suis dit qu’il serait bien placé en relisant toutes mes notes pour en tirer un scénario en béton. Mais j’ai été déçu, tu ne peux pas savoir !
SOPHIE – Mon dieu, que je suis déçue !
PIERRE – Je te comprends, ma chérie.
SOPHIE – Oh non ! tu ne me comprends pas : je suis déçue que tu n’aies réussi à trouver que cette couleuvre à me faire avaler en accusant ton meilleur ami, le temps de lui expliquer la situation sans doute, pour qu’il te couvre.
PIERRE (découragé) – Décidément, tu n’en démords pas.
SOPHIE – Il faut bien que je te morde puisque le remords ne te…ronge pas.
PIERRE – Je ne te connaissais pas cet humour corrosif.
SOPHIE – Tu me connais mal. Tu ne sais d’ailleurs pas de quoi je suis capable : avant de commettre mon crime passionnel, je vais aller rejoindre tes petites protégées.
PIERRE – Pourquoi vas-tu faire ça ?
SOPHIE – J’ai bien le droit de leur faire un...brin de conversation à tous ces beaux…brins de fille.
PIERRE – Qu’as-tu encore comme idée derrière la tête ?
SOPHIE – Pas derrière, mon pauvre Pierre, mais à l’intérieur et dès que je serai auprès d’elles, je la laisserai voyager jusqu’à elles. Avoir une idée derrière la tête, c’est l’avoir bien ancrée… à l’intérieur !
PIERRE – Et quelle est cette idée ?
SOPHIE (triomphante) – Surprise !
PIERRE – Au point où nous en sommes, je ne risque plus grand-chose en étant au courant.
SOPHIE – Si, si, tu risques quelque chose !
PIERRE – Ah bon ! et quoi ?
SOPHIE – Le stress, l’angoisse, pire, l’infarctus ! Avoue que ce serait amusant : menacé de mort par sa femme, il meurt d’un arrêt du cœur. Et pour moi, plus besoin de maison… d’arrêt, ni d’arrêt… du tribunal, juste l’arrêt… de l’autobus pour attendre un prochain mari, un prochain amour. (Elle rit.) L’alibi parfait : l’assassinat par mort naturelle. Le légiste aurait beau t’autopsier, te découper en petits morceaux de viande et en ramener un pour nourrir son chien, invariablement on en arriverait à la même conclusion : mort par arrêt… de l’arbitre d’un arrêt… du cœur. Notre médecin, qui te connaît bien, pourrait même ajouter : « Mais pourquoi avoir cru à un crime ? Sa fin est normale : après avoir couru de cœur en cœur, le sien a lâché. Pierre Lambert a simplement présumé de ses forces, du moins avec ses maîtresses, parce qu’avec sa femme… »
PIERRE – Tu ne vas revenir là-dessus ?
SOPHIE – Non mais à présent, écoute mon idée, tends l’oreille.
PIERRE – Que vas-tu encore inventer ?
SOPHIE – Serons-nous en pleine fiction ou au cœur de la réalité ? Leur réaction me l’apprendra et ta vie en dépendra. Je vais leur dire que tu m’as fait des avances et que tu m’as bien fait comprendre que si j’y cédais, j’obtiendrais d’office le rôle de Milady.
PIERRE – Tu ne vas pas faire ça ?
SOPHIE – Si tu leur as tenu le même genre de discours, tu verras trois furies se jeter sur toi comme une meute de louves pour te faire payer.
PIERRE – Tu es répugnante.
SOPHIE – Si tu es innocent, tu n’as rien à craindre. En revanche, si tu es coupable, ton assassinat sera imputé à ces trois furies : deuxième cas de figure favorable pour moi après l’infarctus. Troisième possibilité enfin : si elles ne passent pas elles-mêmes à l’acte, il faudra bien m’y résoudre mais avec un bon avocat, tu connais la chanson également…A bientôt, mon pauvre Pierre ou adieu, qui sait ?
(Elle passe à côté les rejoindre.)
PIERRE (affalé sur une chaise) – Mon Dieu ! Aidez-moi : j’ai l’impression d’être au bord de la crucifixion ou dans l’arène avant l’entrée des lionnes affamées.
(On frappe à la porte, côté cour.)
PIERRE – Ce doit être François. Enfin un peu de réconfort ! (Pierre va ouvrir.)

SCENE 4 : PIERRE et YVES DELROT

DELROT (en voix off) – Monsieur Lambert ?
PIERRE – Oui. A qui ai-je l’honneur ?
DELROT (rentrant furieux) – L’honneur ? C’est vous qui parlez d’honneur ?
PIERRE (en aparté) – Le cauchemar recommence. Je vais me pincer et je vais me réveiller.
DELROT – Je suis venu vous entretenir de choses graves.
PIERRE – Ah ? Et c’est urgent parce que…
DELROT – Vous êtes occupé à auditionner, c’est ça ?
PIERRE – Heu ! …oui…mais comment le savez-vous ? Vous ne l’avez quand même pas vu dans une boule de cristal …ou lu dans un agenda rouge, je suppose ?
DELROT – Si.
PIERRE (interloqué) – Si ? Je…Ce n’est pas possible ?
DELROT – Et pourquoi ne serait-ce pas possible ?
PIERRE – Quelqu’un vous a montré cet agenda ?
DELROT – Vous avez vu juste.
PIERRE – Une femme ?
DELROT – Une femme, oui.
PIERRE – Mais pourquoi ?
DELROT – Vous n’avez qu’à le lui demander. Il me semble que vous êtes bien placé pour ça.
PIERRE (en aparté) – Mon Dieu ! Elle a engagé un tueur à gages. (Puis à l’homme.)
Vous êtes venu pour me tuer ?
DELROT – Cela, ça dépend de vous. Le contrat est déjà signé ?
PIERRE (en aparté) – Le contrat ? Un contrat sur ma tête ? C’est toute la mafia que je vais avoir sur le dos !
DELROT – Alors, qui sera l’heureuse élue ?
PIERRE – L’heureuse élue ? J’avoue que je ne vous suis pas.
DELROT – Il vaudrait mieux pour vous et votre petite santé, pourtant. Devant, je pourrais vous tirer dans le dos, vous tirer…comme un lapin…un chaud lapin.
PIERRE (en aparté) – La Fontaine ! « Le chaud lapin et les naïves », mais ça tourne à l’obsession ! (Puis à l’homme.) Que vous a demandé ma…heu ! …cette femme ?
DELROT – Rien. J’ai pris seul cette initiative pour son bien.
PIERRE – Vous êtes son amant ?
DELROT – Libre à vous de voir les choses sous cet angle.
PIERRE – La chienne !
DELROT – Dites donc ! Je ne vous permets pas.
PIERRE – Vous ne me permettez pas ? Vous ne manquez pas de culot, c’est le monde à l’envers !
DELROT – Votre culot n’est pas inférieur au mien. Et comme metteur en scène, c’était plutôt l’envers du décor.
PIERRE – Depuis combien de temps la connaissez-vous ?
DELROT – Cinq ans et oserais-je dire cinq ans de passion.
PIERRE – Osez, ne vous gênez surtout pas. Cinq ans et moi qui n’ai rien remarqué !
DELROT – Vous n’allez pas me dire que cela dure entre vous depuis aussi cinq ans ?
PIERRE – Dix.
DELROT – Dix ans ?
PIERRE – Dix ans, en effet. Désolé de vous l’apprendre.
DELROT – La garce ! Je n’ai jamais rien soupçonné.
PIERRE – Fallait-il que vous soyez aveugle, mon vieux !
DELROT – Je ne suis pas « Votre vieux ».
PIERRE – Vous avez raison, je comprends votre réaction : j’ai connu ça avec « Mon pauvre Pierre » …Alors, comme ça, pour faire son bien, vous voulez me tuer ?
DELROT – Oui. Surtout si elle n’est pas l’heureuse élue.
PIERRE – L’heureuse élue ? C'est religieux ? Je ne vous suis toujours pas, quelque chose m’échappe.
DELROT – Quelque chose vous échappe ? Ne serait-ce pas tout simplement le contrôle de la situation ?
PIERRE – Non, c'est un peu comme au Tour de France, j’ai dû rater une étape de montagne avec de gros écarts et je ne comprends plus du tout le classement général.
DELROT (menaçant) – Mais vous osez vous moquer de moi, ma parole !
PIERRE – Sûrement pas. Mettez-vous à ma place : vous vous moqueriez d’un homme qui vous menace de mort ? Non, sincèrement, quelque chose m’échappe.
DELROT – C’est pourtant on ne peut plus clair.
PIERRE – Pour vous, peut-être. De mon côté, je vous jure que j’ai de la buée sur les carreaux et j’ai beau frotter, la visibilité ne s’améliore pas.
DELROT – Eh bien ! je vais frotter avec vous et vous verrez que tout sera plus clair : j’ai vu l’agenda rouge et je suis venu aujourd’hui puisque c’est l’audition finale.
PIERRE – Vu comme ça, ça a l’air simple évidemment.
DELROT – Mais ça l’est !
PIERRE – Je ne demande qu’à vous croire. Mais quitte à mourir, voyez-vous, j’aimerais pourtant comprendre pour quelle raison, monsieur… ?
DELROT – Je ne pense pas que mon nom puisse vous aider puisque ma femme se fait toujours appeler par le sien.
PIERRE – Avec vous aussi ? Elle en est tellement fière…mais tout ceci n’éclaire pas ma lanterne.
DELROT – Je vais dissiper le brouillard de ce mystère à défaut du malentendu. Je m’appelle Yves Delrot.
PIERRE – Yves Delrot ? Elle a un amant qui s’appelle Yves Delrot !
DELROT – Cela n’a rien d’extraordinaire !
PIERRE – Pour vous, assurément ! Pour moi, ça change tout ! Je connais le nom de mon assassin. Peut-être aurai-je le temps et la force de l’écrire avec mon sang sur ces murs.
DELROT – Vous ne faites pas du cinéma pour rien, vous ! Ainsi cela dure depuis dix ans ?
PIERRE – Oui. Et avec vous depuis cinq ans ? Et nous ne nous sommes aperçus de rien. Finalement, nous sommes tous deux à plaindre. Nous pourrions fonder une amicale : l’Amicale des Cocus Aveugles, l'A.C.A., ça sonne bien, vous ne trouvez pas ?
DELROT – N’essayez pas de m’attendrir, ça ne marchera pas. Vous ne vous êtes aperçu de rien : elle est drôlement forte, n’est-ce pas ? Vous qui cherchez une bonne comédienne, vous l’avez trouvée.
PIERRE – Je ne pense pas : elle évolue dans ce milieu depuis sa plus tendre enfance, mais elle n’est pas prête à passer de l’autre côté de la caméra.
DELROT – Depuis sa plus tendre enfance ? Décidément elle m’en a caché des choses, mais détrompez-vous, elle aspire tellement à jouer la fameuse Milady qu’elle n’en dort plus.
PIERRE (perplexe) – Tout s’embrouille à nouveau : je dois être en décalage horaire. Elle ne quitte pas mon lit et pourtant elle se retrouve dans le sien. Se glisserait-il dans mon lit quand je suis endormi ?
DELROT – Vous n’allez pas me faire de propositions indécentes, par hasard ? Je ne sais pas ce qui me retient de sortir dès maintenant mon revolver et de vous abattre comme un chien.
PIERRE – Le doute.
DELROT – Le doute ?
PIERRE – Oui. Il doit profiter à l’accusé. Surtout quand le risque de commettre l’erreur judiciaire semble important.
DELROT – Que voulez-vous dire par là ?
PIERRE – J’ai de plus en plus l’impression d’être la victime d’une méprise.
DELROT – Vous vous appelez bien Pierre Lambert, vous êtes metteur en scène et vous faites passer aujourd’hui l’audition finale qui vous permettra de choisir une actrice pour le film que vous préparez et qui aura pour sujet « Les trois mousquetaires ». Je ne me trompe pas ?
PIERRE – Non. En revanche, je me demande sincèrement s’il n’y a pas erreur sur la personne de la maîtresse.
DELROT – Quoi ? Vous n’êtes pas sûr de l’identité de ma femme ? Peut-être avez-vous plusieurs maîtresses ?
PIERRE – Oui mais revenons à l’essentiel.
DELROT – Revenir à l’essentiel ? Vous avez plusieurs maîtresses et vous appelez ça des détails, peut-être ? Je comprends maintenant vos doutes sur son identité. Non seulement elle me trompait avec vous mais vous ne lui étiez même pas fidèle. Voilà une raison supplémentaire de vous tuer.
PIERRE (tremblant) – Mais vous n’allez pas assassiner un homme si vous n’êtes pas sûr à cent pour cent de sa culpabilité ? Que ferez-vous ensuite si je suis innocent ? Vous passerez quinze ou vingt ans en prison avec vos remords et vos regrets. Et quand vous sortirez, vous constaterez que vous avez tué pour une femme qui ne vous aura pas attendu. Parce que je la connais Sophie, elle ne vous attendra pas.
DELROT (troublé) – De… de qui venez-vous de parler ?
PIERRE – Mais de Sophie, comment voulez-vous que je l’appelle ?
DELROT – Sophie ? A double vie, double identité ! Evidemment, suis-je bête !
PIERRE (réalisant) – J’ai compris ! La vôtre ne s’appelle pas Sophie : c’est logique, elle ne peut pas passer ses nuits avec deux hommes en même temps. Comment s’appelle-t-elle ?
DELROT – Anne.
PIERRE (souriant) – Mon Dieu ! Vous êtes le mari d’Anne, ma maîtresse et j’ai cru que vous étiez l’amant de Sophie, ma femme. Mais c’est merveilleux, ça ! Mais tout s’arrange, elle est innocente et moi aussi. Ah ! monsieur Delrot, comme nous avons de la chance !
DELROT – Vous trouvez ? Moi, pas ! Que vous m’ayez pris pour un autre, soit ! Avec la vie agitée que vous menez, cela n’a rien d’étonnant. Mais cela ne change rien à ma situation : je suis le cocu et vous êtes l’amant, monsieur. Et un amant, cela se tue !
PIERRE – Mais nous sommes au troisième millénaire, monsieur Delrot, plus au Moyen Age. Faisons la paix.
DELROT – Mais c’est qu’il m’emmènerait au fort pour fumer le calumet, le gaillard ! Sachez que je suis toujours sur le sentier de la guerre et que si je dois battre le rappel de tous ceux que vous avez faits cocus, j’ai l’impression que nous serons bientôt une tribu à vouloir vous expédier en enfer.
PIERRE – Soyez raisonnable, monsieur Delrot, laissez les westerns à John Wayne. Je vous tends la main sans la moindre rancune.
DELROT – Vous ne manquez pas de culot ! N’inversez pas les rôles : je suis toujours la victime, ne l’oubliez pas.
PIERRE – Justement : ne devenez pas coupable, surtout d’assassinat, c’est un rôle qui ne vous irait pas. Et puis songez à celle qui ne porte pas votre nom peut-être tout simplement parce qu’elle n’est pas votre épouse légitime.
DELROT – En effet…
PIERRE – Alors, peut-être rêvez-vous de lui passer officiellement la bague au doigt.
DELROT – Si je n'y songeais pas, je ne serais pas devant vous en ce moment, figurez-vous. Je ne cherche que son bonheur, contrairement à vous qui collectionnez les maîtresses.
PIERRE – Qui vous dit que je les collectionne ? Je peux très bien être sincèrement épris de votre femme. Et il peut très bien s’agir du premier coup de canif que je donne dans mon contrat de mariage.
DELROT – Si c’est le cas, alors je veux bien m’effacer. Je veux son bonheur, je vous l’ai dit.
PIERRE -…Heu ! …non…vous m’avez prouvé que vous l’aimiez réellement, je ne peux décemment pas vous faire ça.
DELROT – Vous le pourriez si vous l’aimiez vraiment mais votre attitude démontre tout le contraire : vous êtes bien l’homme superficiel que j’imaginais. Vous ne méritez pas que je me salisse les mains maintenant. Je ne vous tuerai pas, c’est décidé.
PIERRE (hilare) – Que voilà une sage décision ! Vous êtes un homme épatant, monsieur Delrot, vraiment épatant.
DELROT – J’attendrai deux heures.
PIERRE (surpris) - … Vous…Vous attendrez deux heures ? Que voulez-vous dire par là ?
DELROT (regardant sa montre) – Dans deux heures, Lambert, vous devrez avoir rompu avec elle et lui avoir fait signer un contrat. Vous l’engagerez pour le rôle de Milady pour disons
cinq cents mille euros et dix pour cent des recettes du film. Cela vous vaudra la vie sauve.
PIERRE – Mais vous voulez en plus ma faillite !
DELROT – Et une clause stipulera qu’en cas de non-respect de vos engagements, vous lui verserez cinq cents autres mille euros.
PIERRE – Il n’y a pas à dire : vous avez le sens des affaires, vous n’auriez pas un portefeuille à la place du cœur, par hasard ?
DELROT – Je ne veux que son bonheur. Et celui-ci passe forcément par un confort matériel, ce n’est pas à vous que je vais l’apprendre.
PIERRE – Et si tout ça n’est pas mis noir sur blanc et signé dans deux heures ?
DELROT – Vous mourrez !
PIERRE – Mais le délai est bien trop court.
DELROT – Il vous suffit de congédier directement les autres candidates. Quant au contrat, vous possédez sûrement des modèles où seuls les chiffres doivent être inscrits.
PIERRE – Il y a trop de zéros dans vos chiffres !
DELROT – C’est votre problème, pas le mien !
PIERRE – Facile à dire !
DELROT – Facile à réaliser ! Ne perdez plus de temps, Lambert ! Il y va de votre vie. Je reviens dans deux heures. (Il se dirige vers la porte, côté cour.)
PIERRE – Mais qu’est-ce qui me prouve qu’une fois le film tourné et l’argent empoché, vous ne me tuerez pas ?
DELROT – Une chose qui ne se chiffre pas en euros mais qui à mes yeux est inestimable : ma parole. (Il sort.)