Les dix commandements du célibataire

Comment rompre, au bout de trois nuits blanches, avec une maîtresse pour le moins collante quand une autre retrouve par hasard votre trace et débarque chez vous suivie de son mari ? Comment lui faire comprendre que vous n'êtes qu'un ancien amant et pas l'actuel ? Comment justifier être vivant et non pas mort en Afrique ? Comment expliquer que, paralytique, on ait pu quitter sa chaise roulante ? Entre double et même triple vie, entre fausse vérité et mensonges, entre crise de folie pour échapper aux questions embarrassantes, entre jeux de mots et quiproquos, cinq personnages sont pris dans un tourbillon rythmé par les dix commandements d'un célibataire et les curieuses chansons d'un commissaire chantant faux. On finit par avoir pitié de ce Jérôme qui n'aspire qu'à se reposer et qui a oublié à qui il avait confié une clé. Courage, Jérôme, plus qu'un petit tour de canapé avant de faire...

Fiche

Année
2009
Production
Compagnie des Sources, Péruwelz

Extrait

SCENE 1 : JEROME, CECILE et LE MARI

JEROME (rentrant) – Enfin ! Et maintenant dormir, dormir. Je coupe mon portable et dodo, dodo ! (Son portable sonne.) Sale bête ! Je réponds si ce n’est pas elle et puis basta ! (Il répond.) Allô ! Non, elle n’est plus là. Plus de Déborah, non ! Fini Déborah !…Mais je suis crevé mon vieux, tu ne peux pas savoir, je suis crevé, lessivé… Trois nuits blanches pour réussir à rompre ! Elle me rappelle Cécile. Tu te rappelles de Cécile, la collante Cécile ? Il m’a fallu déménager pour en être quitte…Boire un verre ? Non, impossible…Demain, oui, pourquoi pas ?… Après une bonne nuit de repos…Oh oui, une bonne nuit de repos ! ... Oui, on se rappelle, salut ! (Il raccroche.) Et une nuit, ce sera le strict minimum. Vingt heures de sommeil, là oui. Je vais me déconnecter du monde. Fini Déborah ! Terminé les Déborah, les Cécile, fini ! fini ! (On sonne.) Allons bon, si ce n’est pas un marchand de somnifères, je m’en vais te l’expédier, foi de Jérôme. (Il va ouvrir. C’est une femme.) Cécile ! Toi ici ? Mais comment se fait-il ?
CECILE – Je te retourne la question : qu’est-ce que tu fais là ?
JEROME – Comment ça qu’est-ce que je fais là ? Mais si tu as sonné à cette porte, c’est que tu m’as retrouvé, que tu savais que j’habitais ici.
CECILE – Ecoute, je n’ai pas le temps de t’expliquer. J’ai quelques secondes d’avance sur mon mari qui va arriver. Il est persuadé que j’ai un amant dans le quartier. En bas, il était tellement menaçant qu’il a exigé de savoir son nom. Quand j’ai vu la plaque : « Jérôme Durant, kinésithérapeute », je n’ai pas réfléchi, j’ai donné le nom.
JEROME – Un nom qui est le mien.
CECILE – Mais les Durant, ça court les rues ! La preuve. Sur le moment, je n’ai même pas pensé à toi, ce n’est qu’en te voyant que j’ai réalisé. Mais je te croyais mort en Afrique, il y a cinq ans. Tu as l’air drôlement bien portant pour un mort.
LE MARI (en voix off) – Il n’a qu’à faire ses prières.
JEROME – Mon Dieu ! Je ne sais pas ce qui se prépare mais je ne suis pas en état. Je suis si fatigué.
LE MARI (surgissant) – Le voilà, le monstre !
JEROME – Le monstre, le monstre, c’est vite dit. Si vous regardez bien, vous verrez que je n’ai pas le physique de l’emploi.
LE MARI – Parce qu’il y a un physique pour être amant, peut-être ?
JEROME – Il faut déjà être beau, regardez-moi d’un peu plus près.
CECILE (au mari) – Mais oui, regarde-le : comment veux-tu qu’il ait pu me séduire ?
JEROME – Mais oui, voyons, je suis insignifiant.
CECILE – Tout à fait insignifiant.
LE MARI – Vous êtes bien Jérôme Durant, kinésithérapeute ?
JEROME – Oui, mais ça s’arrête là.
LE MARI – Non, monsieur, cela ne s’arrête pas là : en bas ma femme m’a donné votre nom, le nom de son amant. Osez-vous nier que vous n’avez jamais été son amant ?
JEROME – Non.
CECILE (à Jérôme) – Mais enfin qu’est-ce qui te prend de dire une chose pareille ?
LE MARI (d’abord à Cécile) – Le tutoiement ! Tu vois que tu le connais. (Ensuite à Jérôme.) J’apprécie au moins une chose chez vous : la sincérité. Mais un aveu ne vous sauvera pas.
JEROME – Un aveu ? Mais je n’ai rien avoué du tout.
CECILE – Il n’a rien avoué et je ne l’ai pas tutoyé : tu as dû mal entendre.
LE MARI – Mes oreilles sont encore en bon état de marche. Merci ! (A Jérôme.) Vous reconnaissez donc que vous êtes son amant.
JEROME – Moi ? Jamais de la vie.
CECILE (à son mari) – Tu vois.
LE MARI (à Jérôme) – Vous venez de dire le contraire il y a quelques secondes à peine.
JEROME – Vous m’avez demandé si j’avais été son amant et j’ai répondu oui. Est-ce que c’est clair ?
LE MARI – N’essayez pas de m’embrouiller. Vous voyez bien que vous reconnaissez être son amant.
CECILE – Il ne reconnaît rien du tout.
JEROME – Exactement. Dans l’état de fatigue qui est le mien, je suis incapable de reconnaître quoi que ce soit.
LE MARI – Avouez : vous êtes son amant.
JEROME – Pas je suis, mais plutôt je fus ou j’étais, monsieur, j’étais.
LE MARI – Comment ça vous fûtes, comment ça vous étiez ?
CECILE – Ecoute, tu vois bien que ce monsieur est fatigué et qu’il tient des propos incohérents en récitant ses tableaux de conjugaison.
JEROME – C’est ça, oui. Je suis fatigué, je tiens des propos incohérents. Alors laissez-moi me reposer et vous reviendrez plus tard, demain par exemple.
LE MARI – Vous ne m’avez pas répondu : pourquoi avez-vous dit que vous étiez son amant ?
JEROME – Parce que ça remonte à quelques années et qu’il y a prescription, vous entendez : prescription.
CECILE (à son mari) – Voilà, comme dit monsieur, il y a prescription. On ne va pas ressortir les vieux dossiers.
LE MARI – Et pourquoi pas ?
JEROME – Parce qu’il y a prescription, comme je viens de vous le dire. J’étais l’amant de madame il y a cinq ans et votre histoire est plus récente, tout simplement.
LE MARI – Il y a dix ans que nous sommes mariés.
JEROME – Dix ans ? (En aparté à Cécile.) Pourquoi m’avais-tu dit il y a cinq ans que ton mari était cloué dans un fauteuil roulant suite à un accident de voiture et qu’il avait encore peu de temps à vivre ?
CECILE (embarrassée et en aparté à Jérôme) – Je...je... t’expliquerai mais la guérison fut miraculeuse.
JEROME (au mari) – Ecoutez mon vieux, jusqu’à présent, je suis resté bien poli et correct mais si vous ne débarrassez pas le plancher immédiatement, je vous renvoie à Lourdes et j’appelle la police.
LE MARI – Je suis là et je ne vois pas ce que j’irais faire à Lourdes.
JEROME – Je vois bien que vous êtes là mais si vous ne mettez pas le cap immédiatement sur un centre de pèlerinage agréé par la sécurité sociale, je vous répète que j’appelle la police.
LE MARI – Et moi je vous répète que je suis là, déjà là. C’est moi la police : commissaire de police, même.
JEROME (en aparté) – La gaffe.
CECILE (au mari) – Tu cherches à lui faire peur ?
JEROME (en aparté) – Premier commandement du citoyen honnête : tu éviteras de parler trop vertement à un ancien commissaire paralytique si tu ne veux pas te retrouver au violon pour apprendre la musique.
LE MARI – Vous m’avez donc bel et bien cocufié, monsieur, voici cinq années !
JEROME (en aparté) – Cocufié ? Cocufié ? Comme ça parle bien un commissaire ! (Puis au mari.) Monsieur le Commissaire, je vois que vous êtes énervé et dans votre état que je devine encore précaire, vous feriez mieux de penser à votre santé et remettre la fin de cet entretien à demain parce que là, vraiment, je fatigue.
LE MARI – Vous fatiguez ? (Puis à Cécile.) Donc si je comprends bien, tu as connu ce monsieur il y a cinq ans et tu as eu au minimum deux amants depuis que nous nous connaissons.
CECILE (embarrassée) – Deux…deux amants ? Mais non, mais non !
LE MARI – Mais si, mais si !
JEROME – Bien. Je vois que vous allez jouer au ni oui ni non, je vous laisse. Je file dans ma chambre, vous n’aurez qu’à claquer la porte en sortant.
LE MARI – C’est ça, passez à côté quelques instants, j’ai à parler à ma femme. Mais ne vous endormez pas, je vais encore avoir besoin de vous dans très peu de temps. (Jérôme rentre dans la pièce du fond côté cour.)

SCENE 2 : CECILE et LE MARI

CECILE – Si…si nous rentrions chez nous ?
LE MARI – Je pose toujours les questions sur le lieu du crime.
CECILE – Le lieu du crime ?
LE MARI – C’est ici que tu le voyais ? C’est ici que ça se passait ?
CECILE – Que…que ça se passait ? Non…non... il ne pouvait pas.
LE MARI – Il ne pouvait pas ?
CECILE – Tu...tu ne l’as pas entendu se plaindre ? Il a parlé de Lourdes, de pèlerinage, d’être fatigué.
LE MARI – Et alors ?
CECILE (avec gravité) – Il n’y a plus qu’un miracle qui puisse le sauver.
LE MARI – Un miracle ?
CECILE – Il souffre d’une espèce de maladie du sommeil mais c’est pire.
LE MARI – C’est pire ?
CECILE – Certaines activités lui sont interdites tellement elles le fatiguent.
LE MARI – Certaines activités ? De quoi veux-tu parler ?
CECILE – Mais des activités…sexuelles, bien sûr. Je..je l’ai connu un peu par hasard et quand il est tombé amoureux de moi et que j’ai appris son état, je…je…
LE MARI – Tu ?
CECILE – …j’en ai eu pitié et je venais le voir…sans qu’il ne se passe rien forcément. C’était platonique. Il a toujours besoin de dormir.
LE MARI – Vraiment ?
CECILE –Son état ne fait qu’empirer et ses facultés intellectuelles diminuent également. Tu n’as pas remarqué ses propos incohérents ?
LE MARI – C’est vrai que j’avais du mal à suivre sa conversation. Il avait l’air de me parler comme si c’était moi le malade.
CECILE – C’est typique.
LE MARI – C’est typique ?
CECILE – Typique de sa maladie. Des gens comme lui se croient bien portants et s’intéressent au sort des autres parce qu’ils croient que ce sont eux les malades.
LE MARI – Tu es sûre ?
CECILE – Et si jamais il continue à te parler de la sorte, ne le démens pas, il faut rentrer dans son jeu. Il oublie ainsi sa propre maladie et sa mort prochaine.
LE MARI – Sa mort prochaine ?
CECILE – Il n’en a plus que pour quelques mois.
LE MARI – Quelques mois ? Moi qui voulais lui faire la peau.
CECILE – Tu es contre l’euthanasie ?
LE MARI – Evidemment.
CECILE – Voilà une deuxième raison de ne pas l’abattre.
LE MARI – Une deuxième ? Et si nous reparlions de ta deuxième infidélité à présent ?
CECILE – Ma deuxième infidélité ?
LE MARI – Mais oui, il a admis qu’il t’avait connu il y a cinq ans. Or, il y a une autre infidélité, plus récente, celle qui m’amène ici.
CECILE – Ici, tu viens de le dire, pas ailleurs. Il n’y a personne d’autre. Quand j’ai dû le nommer, c’est son nom que j’ai donné... Tu m’avais fait suivre ?
LE MARI – En étant commissaire, c’était facile, enfin presque. Je suis resté dans le vague, je ne voulais pas qu’on se moque de moi. J’ai appris que tu venais régulièrement dans le quartier.
CECILE – Je n’ai jamais pu me résoudre à l’abandonner depuis cinq ans. L’abandonner, c’était le tuer.
LE MARI – Il avait quand même l’air d’insister en disant que tout était fini depuis cinq ans.
CECILE – Pour ne pas te faire souffrir. A ses yeux, c’est toi le malade. Tu ne le vois quand même pas t’avouer que cela durait depuis cinq ans.
LE MARI – Tu dois avoir raison. Mais il ne s’est vraiment jamais rien passé ?
CECILE – Si. J’avoue et malgré tout, j’ai honte : il y a eu quelques baisers.
LE MARI – Je comprends et je pardonne.
CECILE – J’admire ta grandeur d’âme.
LE MARI (en lui touchant tendrement l’épaule) – Et moi la tienne.

SCENE 3 : JEROME, CECILE et LE MARI

JEROME (revenant) – Si vous avez encore à me parler, faites-le tout de suite, s’il vous plaît. Je voudrais me reposer.
LE MARI (attendri) – Je comprends : ne restez pas debout, mon vieux, venez vous asseoir.
JEROME – Venir m’asseoir ?
LE MARI – Mais oui, pas d’effort inutile, venez.
JEROME (en aparté) – Je me serais trompé sur son compte ?
LE MARI – Venez, venez.
CECILE – Mais oui, viens, Jérôme. (Elle se déplace jusqu’à lui.)
JEROME (en aparté à Cécile) – Si tu me parlais de sa guérison miraculeuse, toi !
CECILE (en aparté à Jérôme) – Heu…à Lourdes, on n’y croyait plus et ça a marché…Il s’est mis à remarcher…et tout le reste a suivi. Mais ne t’y fie pas, il est dangereux. (Elle s’éloigne de lui.)
LE MARI – Nous allons vous laisser vous reposer.
CECILE – C’est ça, laissons-le puisqu’il est mort de sommeil.
LE MARI – Enfin ! mort, vous avez encore le temps mon vieux, vous avez encore le temps.
JEROME – Encore le temps ?
CECILE (en aparté, s’emparant d’une clé qu’elle vient de trouver sur un meuble) – Et ça, c’est pour moi, la clé de l’appartement. Je t’ai retrouvé, je ne te lâche plus.
LE MARI – Je reviendrai demain prendre de vos nouvelles.
JEROME – Si vous y tenez.
CECILE (sortant) – Au revoir, Jérôme.
LE MARI – J’arrive. (Puis à Jérôme.) Ménagez-vous, mon vieux, ménagez-vous. On n’a qu’une vie, reposez-vous.
JEROME – Merci. Je vais effectivement suivre votre conseil. (Le mari sort.) Curieux, cette subite gentillesse. Enfin, je vais en profiter pour récupérer. (Cécile revient par la porte qui était restée ouverte.)
CECILE – Vite ! J’ai à peine une minute.
JEROME – Qu’est-ce que c’est que cette histoire ? Tu as un amant dans le quartier ?
CECILE – Si tu me parlais plutôt de ta mort en Afrique.
JEROME – Pas avant que tu ne m’aies parlé de sa guérison miraculeuse.
CECILE – Je n’ai pas le temps : sache qu’il est bel et bien dangereux, il a en permanence un revolver sur lui. Mais sa guérison n’est pas définitive : il est occupé à perdre petit à petit la raison.
JEROME – C’est-à-dire ?
CECILE – Il se met à voir dans chaque personne un grand malade et lui parle alors avec beaucoup de gentillesse.
JEROME – Ce qui explique son changement subit de comportement.
CECILE – Je file sinon il risque de remonter pour nous tirer comme des lapins. (Elle repart. Il ferme la porte derrière elle.)
JEROME – Comme des lapins ? Non mais ! La période de chasse est clôturée, tu entends commissaire qui perd la raison, clôturée. Bien, la porte est fermée, il n’y a plus que moi et moi. Quel beau tête à tête ! Premier commandement du célibataire épuisé : ta porte tu veilleras à bien refermer. (Il va s’asseoir.) Second commandement : tu te créeras une image mentale agréable pour demander le passage du marchand de sable. On se concentre : création de l’image mentale : je descends dans le Sud dans ma magnifique 308. Ma 308, quel pied !
Dire que la semaine avait si bien commencé quand j’en avais pris livraison et puis il a fallu l’ouragan Déborah, l’ouragan, que dis-je ? le cyclone, le raz-de-marée, le tsunami de l’amour. Terminé tout ça, je mets le cap sur une île nommée abstinence. Les femmes : une ça va, trois…
(Cécile revient.)
Cécile – Bonjour les dégâts !
JEROME – Bonjour les dégâts ? Comment ça « Bonjour les dégâts ? » Comment es-tu rentrée ?
CECILE – J’ai vu des clés qui traînaient tantôt. Je n’ai pas pu résister. Je viendrai quand je le voudrai maintenant.
JEROME – Premier commandement du célibataire abstinent : de serrures tu changeras immédiatement pour qu’elle oublie que tu fus son amant.
CECILE – Que marmonnes-tu ?
JEROME – Marmonne ?…Heu ! non, marmotte, voilà c’est ça. Je rêvais d’une marmotte, je me disais : si je pouvais dormir comme une marmotte.
CECILE – Un qui dort et au volant, lui, c’est mon idiot de mari. Il m’exaspère. Je suis remontée quand je l’ai vu emboutir une voiture en redémarrant. Si tu l’avais vu : après l’arrière, en voulant se dégager, il a ensuite littéralement labouré toute l’aile gauche.
JEROME (inquiet) – Une voiture ?
CECILE – Oui, une 308 rouge garée dix mètres plus loin dans la rue.
JEROME (explosant) – Ce n’est pas possible ! Je vais me réveiller. Dites-moi que je rêve. La première voiture neuve que j’achète de ma vie après des occasions pourries, il me l’emboutit. Une voiture neuve de quatre jours ! Je vais le tuer, je vais le tuer, le réduire en bouillie, lui envoyer un kamikaze pour le faire exploser, le massacrer, l’exterminer à grande échelle, le génocider. Et il trempera son doigt dans son sang pour me demander grâce et il écrira (Le mari rentre à son tour. Jérôme change radicalement de ton.)…sur un constat à l’amiable. Ne vous en faites pas Monsieur le Commissaire, c’est ma bagnole et on va écrire les circonstances sur un constat…à l’amiable. J’étais mal garé, c’est ça, j’étais mal garé, j’assume. Ne vous en faites pas, je plaide coupable. (Il tend les mains comme pour être menotté.)
LE MARI – Je suis confus.
JEROME – Moins que moi, commissaire, moins que moi.
LE MARI – Non, vraiment, c’est de ma faute.
JEROME – Puisque je vous dis que j’étais mal garé.
LE MARI – Mais non, mais non !
JEROME – Mais si, mais si. D’ailleurs, je vais vous donner les clés. Vous déplacerez ma 308 pour mal la garer pour qu’on voie que c’était vraiment ma faute.
LE MARI – Mais je ne peux pas faire une chose pareille.
CECILE – Si on te le propose.
JEROME – C’est moi qui vous le demande.
LE MARI – Mais non, mais non !
JEROME – Mais si, mais si !
LE MARI – Mais non, mais non !
JEROME – Mais si, mais si !
LE MARI – Si vous insistez.
JEROME – Mieux que ça : j’y tiens. Et dans la boîte à gants, vous trouverez un constat : complétez-le à votre avantage, il ne me restera plus qu’à le signer ensuite.
LE MARI – Mais je ne peux pas faire une chose pareille.
CECILE – Si on te le propose.
JEROME – Puisque je vous dis que j’y tiens.
LE MARI – Mais non, mais non !
JEROME – Mais si, mais si !
LE MARI – Mais non, mais non !
JEROME – Mais si, mais si !
LE MARI – Bien alors, je vais me laisser convaincre. (Jérôme sort un trousseau de clés de sa poche et lui tend.)
JEROME – Voici les clés.
LE MARI – Merci. Pendant que je m’occupe de tout cela, profitez-en pour vous reposer, mon vieux.
JEROME – Me reposer ? Ne me tentez pas, commissaire, ne me tentez pas.
LE MARI (sortant) – Je reviens.
JEROME – Oh oui ! me reposer.
CECILE – Nous avons mieux à faire. (Elle va fermer la porte à clé.)
JEROME – Nous avons mieux à faire ?
CECILE – Allez ! La porte est fermée, il ne pourra pas rentrer. Refais-moi le coup du canapé.
JEROME – Le coup du canapé ?
CECILE – Mais oui, on tourne autour et puis on s’accouple bestialement dessus quand tu m’attrapes.
JEROME – C’est hors de question !
CECILE – Au lieu de te disculper, tu veux que je lui raconte en long et en large toutes nos galipettes ?
JEROME – Oh, la salope ! Tu ne perds rien pour attendre.
CECILE (tournant autour du canapé) – Plus que trois petits tours…
JEROME (même jeu mais pleurnichant) - …avant de faire l’amour.
CECILE (même jeu) – Plus que deux petits tours…
JEROME (même jeu) - …avant de faire l’amour.
CECILE (même jeu) – Plus qu’un petit tour…
(Une femme est rentrée.)

SCENE 4 : JEROME, CECILE et DEBORAH

DEBORAH – Plus on est de fous…
CECILE/ JEROME (en chœur) - …plus on rit…Plus on rit ?
JEROME – Ah ! Déborah ! Mais comment es-tu rentrée ?
DEBORAH – Par le lavabo de la salle de bain. Non, rassure-toi, j’ai fait comme tout le monde, je suis entrée par la porte !
JEROME – Elle était restée ouverte ?
DEBORAH – Non : j’ai toujours une clé.
JEROME (pleurnichant) – Mais qu’est-ce que les femmes ont toutes à vouloir une clé ! Premier commandement du célibataire prévoyant: supprime les portes, ne place que des fenêtres si tu veux retrouver ton bien-être.
DEBORAH – C’est pour ça que tu m’as larguée ? Parce que j’étais remplacée ?
JEROME – Mais non, enfin, Déborah, mon petit lapin…
DEBORAH – Le lapin, je le chasse aujourd’hui. Je suis armée. (Elle a sorti un revolver de son sac avant de l'y remettre.) Que disais-tu quand je suis arrivée ? Plus qu’un petit tour avant quoi ?
CECILE – Vous n’avez croisé personne ?
DEBORAH – Toi, je ne t’ai pas causé !
CECILE – Madame, je sais que les apparences sont contre nous.
JEROME – Ah oui, là, pour être contre nous, elles sont contre nous.
CECILE – Puis-je vous expliquer en trente secondes ?
DEBORAH – Il n’y a rien à expliquer.
JEROME – Si. Déborah, je t’en conjure, écoute-la.
DEBORAH – Et si tu m’expliquais, toi ?
JEROME – Impossible, je suis en manque total de lucidité. Cécile pourra sûrement résumer la situation. Moi, je n’arrive plus à suivre. Je suis trop fatigué.
DEBORAH – Parce que c’est Cécile ? Il est vrai que nous avons oublié de faire les présentations. Soit ! Je vous écoute, Cécile. Quels bobards allez-vous m’inventer ?
CECILE – Mon…mon mari devient fou. Il m’a emmenée de force faire un tour en voiture. Dans la rue en bas, il a accroché celle de Jérôme.
JEROME (pleurnichant) – Ma 308.
DEBORAH – Intéressant. Et ensuite ?
CECILE – Quand Jérôme est sorti de sa voiture, il s’est retrouvé avec un revolver sous le nez.
JEROME – Son mari est commissaire de police.
DEBORAH – De plus en plus intéressant. Et alors ?
CECILE – Il nous a fait monter ici. Il tenait des propos incohérents.
JEROME – Il m’a pris en otage, mon lapin.
CECILE – Il nous a mis en joue et ensuite nous a forcés à faire le tour du canapé en récitant…
JEROME – …plus qu’un petit tour…
CECILE – Quand on a commencé, c’était plus que cinquante…
JEROME – Et puis quarante-neuf…
CECILE – Et puis quarante-huit…
JEROME – Et tous les dix tours, on en avait un gratuit.
CECILE – Je croyais qu’il était encore là, il sera redescendu.
JEROME – Heureusement que tu ne l’as pas croisé, il aurait pu te tirer dessus.
DEBORAH – Et vous ne vous connaissiez pas avant l’accrochage ?
CECILE ET JEROME (en chœur) – Non !
DEBORAH – Et comment se fait-il que vous vous tutoyiez si vous ne vous connaissez pas ?
JEROME – Nous avons vécu des choses tellement fortes en cinq minutes que…
CECILE – …ça crée des liens.
DEBORAH – Des liens très affectifs apparemment.
JEROME – Non, c'est...c’est parce que nous avons dû nous présenter. Il hurlait : « Vous allez voir comment je m’appelle. » Heu…Comment s’appelle-t-il au juste ?
CECILE – Raymond.
JEROME – Il a donc dit : « Je m’appelle Raymond, je te présente…
CECILE – …Cécile.
JEROME – A présent, tu vas me dire ton petit nom ». Je lui ai répondu…
CECILE – …Jérôme.
JEROME – Et il a ajouté : « Maintenant que les présentations sont faites…
CECILE – …vous allez tourner cinquante fois autour du canapé en disant… »
JEROME – Ne le disons plus.
DEBORAH – Et vous croyez que je vais gober tout ça ?
CECILE – Je vous en supplie, Madame, c’est la vérité.
JEROME – Et plus on faisait de tours, plus il devenait gentil avec moi.
CECILE – Oui, les crises de violence alternent avec celles de gentillesse.
JEROME – En fait, il prenait de mes nouvelles, il me parlait comme à un malade.
CECILE – Mais un malade en phase terminale…puisqu’il voulait nous tuer.
DEBORAH – Après cette brillante plaidoirie, il ne me reste qu’à attendre l’arrivée du principal suspect…qui confirmera évidemment vos dires.
CECILE (en aparté) – Aïe ! A force de jouer avec le feu, je vais me brûler.
JEROME (en aparté) – Je vais me faire refroidir.
DEBORAH – Et comme je veux pouvoir comparer les versions sans que tout le monde ne parle en même temps, (S’adressant à Cécile en désignant la porte à l’avant-scène côté cour.) je vais te demander de passer à côté.
CECILE – Mais…
DEBORAH (ressortant son revolver) – Je ne crois pas que tu aies le choix, ma beauté.
CECILE – "Ma beauté", n’exagérons pas. Vous continuez à penser que j’ai pu séduire Jérôme alors que je suis insignifiante, regardez bien.
JEROME – Mais oui, voyons Déborah, elle est insignifiante.
CECILE – Tout à fait insignifiante. Mais je ne vais pas vous contrarier, je vais passer à côté. (Elle veut sortir par le fond côté cour.)
DEBORAH – Non, pas dans la chambre, dans la cuisine !
CECILE – Dans la cuisine ?
DEBORAH – La femme dans la cuisine, aux fourneaux. L’homme dans la chambre. (Cécile rentre dans la cuisine.)
JEROME – Oh oui ! dans la chambre, je vais aller me reposer et je vais vous laisser régler vos comptes. J’avais justement acheté des boules quies. Elles vont servir tout de suite. (Il veut rentrer dans la chambre.)
DEBORAH – Non, pas tout de suite.
JEROME – Ecoute Déborah, ce n’est pas à toi que je vais expliquer que je suis en manque de sommeil et que…
DEBORAH (ironique) – Mon pauvre bébé.
JEROME – Mais comme un bébé qui est fatigué, je sens que je vais devenir difficile. Je vais faire ma crise.
DEBORAH (s’asseyant dans le canapé et rangeant le revolver dans son sac) – Je range mon revolver et nous allons calmement attendre ton fou.

SCENE 5 : JEROME, LE MARI et DEBORAH

LE MARI (rentrant) – Et voilà, le constat est terminé.
JEROME – Quand on parle du fou…heu ! du loup, du loup ! On voit sa …Non, on ne la voit pas, surtout ne pas la montrer. (Il se déplace très rapidement jusqu’à lui et lui parle en aparté.) Faites-vous passer pour fou, vite, notre vie est en danger.
LE MARI (en aparté) – Déborah, ici ?
DEBORAH (en aparté et se relevant) – Albert, ici ?
JEROME (au mari) – Et voilà, Monsieur le Commissaire, nous avons donc fait les cinquante tours du canapé, comme vous l’aviez demandé.
LE MARI – Les cinquante tours ?
JEROME (au mari, en aparté) – Jouez le jeu, bon sang, jouez le jeu !
LE MARI – Les cinquante tours, parfaitement ! Et vous avez bien compté ?
JEROME – Oui, Cécile et moi, nous avons bien compté. Et il n’en restait plus qu’un quand madame est arrivée. (Puis en aparté.) Faites-vous passer pour fou.
DEBORAH – Albert, qu’est-ce que tu fais ici ?
LE MARI (chantant sur l'air de "Suzette" de Dany Brillant) – Je m’appelle Raymond et j’ai l’estomac dans les talons.
DEBORAH – Que dis-tu ?
LE MARI (même jeu) – Odette, ma poire blette, fais-moi des crêpes Suzette. Je m’appelle Raymond et j’ai l’estomac dans les talons.
JEROME – Si vous voulez commissaire, vous pouvez passer à la cuisine.
LE MARI (même jeu) – Avec Odette ma poire blette pour manger des crêpes Suzette.
DEBORAH – Mais Albert voyons !
JEROME (à Déborah) – Quand il retrouve sa lucidité, c’est le commissaire Raymond mais dans ses moments de folie, il devient poète.
LE MARI (chantant) – Odette ma poire blette, fais-moi des crêpes Suzette.
DEBORAH (à Jérôme) – Mais quand je l’ai connu, il s’appelait Albert et était représentant de commerce.
JEROME – Moi, quand je l’ai connu, il était paralytique. Puis il a guéri miraculeusement, comme dans la parabole, je ne sais plus laquelle, il faudra vérifier dans la Bible.
DEBORAH (au mari) – Mais enfin, Albert, tu ne me reconnais pas ?
LE MARI (chantant sur l'air de "Rappelle-toi minette" de Patrick Juvet) – Rappelle-toi Odette, tu n’étais pas si bête…
DEBORAH – Pas si bête ?
LE MARI (même jeu) – Rappelle-toi, Odette, tu étais une poire blette.
DEBORAH – Une poire blette, mais… ?
LE MARI (même jeu, sur l'air de "Suzette") – Et j’ai dansé, dansé le twist avec Odette et nous avons dansé, dansé comme des bêtes. (Le mari s’est mis à danser le twist.)
DEBORAH – C’est hallucinant.
JEROME (à Déborah) – Je ne te le fais pas dire. Moi aussi, au début, je n’y croyais pas, c’est un peu comme si j’avais pris Zidane en stop dans ma 308. (Soudain nostalgique et pleurnichard.) Ma 308 ! Mon Dieu, comme j’ai envie d’aller dormir !
DEBORAH – Ce n’est pas possible, Albert.
JEROME – Qu’est-ce qui n’est pas possible ? Que ton Albert s’appelle Raymond et qu’il soit un poète au succès fou ? Tu dois pourtant te rendre à l’évidence. (Puis en aparté à Déborah.) Et au fait, tu connaissais intimement cet Albert ?
DEBORAH (mécaniquement) – Nous avons eu une aventure, une longue aventure.
JEROME – Et quand ça ?
DEBORAH – Il y a plus de cinq ans.
JEROME (s’éloignant et en aparté) – Donc quand il était encore cloué dans une chaise roulante. Quelque chose m’échappe. (Revenant parler à Déborah.) Tu l’as connu aux Jeux Olympiques pour handicapés ? (Le mari continue à danser le twist.)
DEBORAH – Pas le moins du monde, parce que si tu veux le savoir, il était drôlement bien portant quand je l’ai connu.
JEROME – Il était marié ?
DEBORAH – Oui mais il ne pouvait pas quitter sa femme qui était très malade.
JEROME – Sans blague ? (Puis en aparté.) Des maladies de famille…héréditaires, comme l’on dit. Sacré Raymond ! c’est avec les meilleurs braconniers qu’on fait les meilleurs garde-chasses.
LE MARI (toujours en chantant) – Et maintenant, comme je me sens fatigué, je vais aller twister à côté, j’y trouverai de quoi me reposer, oh yeah ! oh yeah ! oh yeah ! (Il rentre dans le cabinet coté jardin.)
JEROME – Il a le sens du rythme.
DEBORAH – Je vais aller demander à la femme de Raymond qu’elle me parle d’Albert.
(Elle rentre dans la cuisine.)

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