Les naufragés du troisième millénaire

Comédie contemporaine aux accents de conte philosophique, Les naufragés du troisième millénaire nous présentent Jacques et Rose. Après la destruction de leur bateau de plaisance, ils mettent le pied sur une île inconnue où un curieux philosophe les attend. Il y commentera les différentes apparitions auxquelles ils assistent et qui impliquent le plus souvent des personnages connus (César et Cléopâtre, Napoléon et Joséphine...). ce sont les grands problèmes de notre époque qui seront ainsi abordés de manière pas tout à fait innocente...mais quel est le but poursuivi par ce curieux bonhomme ? Venez apprendre à analyser notre monde (du stress à la mondialisation en passant par le clonage) pour essayer de le faire évoluer positivement.

Fiche

Année
2003
Production
Compagnie des Sources, Péruwelz

Extrait

ACTE 1

SCÈNE 1 : LES NAUFRAGÉS

(Devant le rideau fermé, On découvre Jacques et Rose sur un canot pneumatique. Ils rament.)
ROSE (s'arrêtant de ramer, désespérée, après un gros soupir) - Je n'y arrive plus, j'en ai marre, je suis fatiguée, je suis fatiguée !
JACQUES - Continue de ramer, fainéante. C'est de ta faute si on a coulé. On n'a pas idée: faire des crêpes flambées en mettant une bouteille entière d'alcool.
ROSE - Au moins comme ça, tu ne l'as pas bue, alcoolique !
JACQUES - Alcoolique toi-même, c'est trop facile de donner son nom aux autres: tu bois autant de whiskies que ce capitaine qui accompagne Tintin partout. Je suis tellement énervé que j'en oublie son nom.
ROSE - Haddock, imbécile ! Tu ne connais même pas tes classiques. On dirait que tu regardais les images sans lire le contenu des bulles.
JACQUES - Des bulles, elle sait qu'on appelle ça des bulles ! Mais c'est à croire qu'elle n'a jamais lu que des bandes dessinées dans sa vie…Mes classiques, je les connais autant que toi, si pas mieux. La preuve, je peux te dire que tu me casses autant les pieds que la Castafiore quand elle se met en tête de chanter.
ROSE - Quoi ? Elle est forte, celle-là !
JACQUES - Rame au lieu de discuter… Dire qu'on appelle notre planète la Terre…Tu parles d'une terre ! Je ne vois que de l'eau.
ROSE (vexée) - Tu ne m'as pas toujours dit des choses pareilles …Quand on s'est mariés, j'étais la plus belle pour toi.
JACQUES (faussement étonné) - J'ai dit ça, moi ?
ROSE - Oui, tu l'as dit.
JACQUES - Je devais avoir bu un verre.
ROSE - Tu vois, tu avoues.
JACQUES - J'avoue quoi ?
ROSE - Que tu bois, alcoolique !
JACQUES - Je n'avoue rien du tout…Tu étais belle, rassure-toi… et tu peux encore l' être…surtout quand tu ne fais pas brûler un bateau qui a coûté une fortune.
ROSE - Oh…ce n'était qu'une occasion.
JACQUES - Une occasion manquée de te taire…Tais-toi et rame…Une occasion…Une occasion de cinquante mille euros quand même !
ROSE - Mais une occasion quand même !
JACQUES - J'oubliais que Madame ne veut que du neuf, évidemment…C'est pour le standing…C'est pour épater les voisins…
ROSE - Tais-toi et rame.
JACQUES - Tu pourrais me donner un coup de main, on avancerait plus vite parce que nos voisins ne sont pas là pour m'aider, figure-toi…Pas assez riches pour se payer une croisière, sans doute.
ROSE (soupirant) - Je suis trop fatiguée.
JACQUES - C'est de naissance.
ROSE - Quoi, c'est de naissance ?
JACQUES - Ta fatigue.
ROSE - Sale mufle.
JACQUES - Et moi, je travaille pour le standing de Madame.
ROSE - Salaud !
JACQUES (faussement indigné) - Oh! quel langage mais que vont penser les voisins ?
ROSE - Ils ne m'entendent pas.
JACQUES (s'arrêtant de ramer) - Alors là, aucun risque…Personne ne nous entendra, nous sommes seuls, désespérément seuls, perdus, il ne manque plus que des requins pour nous achever… Tiens, en voilà justement un !
ROSE (criant) - Ah ! Au secours ! Au secours !
JACQUES - Je te rappelle que personne ne peut nous entendre…Inutile de paniquer, ce n'est qu'une blague.
ROSE (lui donnant des coups de poing dans le dos) - Salaud !
JACQUES - Arrête, tu vas nous faire chavirer !…Et je te rappelle également que tu ne sais pas nager.
ROSE - Salaud ! Tu n'es vraiment qu'un salaud !
JACQUES - Merci…Tu ne disais pas ça quand on s'est mariés.
ROSE - Mariés, mariés, tu ne perds rien pour attendre…Dès qu'on arrive à terre, je divorce.
JACQUES - Enfin !
ROSE - Comment ça "enfin" ? …Voyou !
JACQUES - Dès qu'elle arrive à terre, madame divorce…Parce que tu espères arriver à terre, la grande illusion !
ROSE - Mes illusions, il y a longtemps que je les ai perdues…Le jour de notre premier anniversaire de mariage, j'étais fixée.
JACQUES - Ah bon ! Et pourquoi ?
ROSE - Parce que tu l'avais oublié, pardi ! Gangster, espèce de sale gangster !
JACQUES - Tout de suite les grands mots pour un simple moment de distraction.
ROSE - Parce que tu appelles ça de la distraction ?
JACQUES - Tout à fait.
ROSE - Si c'est ça ta conception de l'amour et de la vie en couple.
JACQUES - Exactement…C'est de vivre ça au jour le jour et pas en ayant en tête des dates ou les yeux fixés sur un calendrier.
ROSE - Tu n'oublies pourtant pas la Saint-Valentin.
JACQUES - C'est différent, tout le monde m'y fait penser…"Et toi, Jacques, qu'est-ce que tu lui achètes ?"," Eh Jacques, n'oublie pas: demain, c'est le grand jour."
ROSE - Et tu arrives toujours avec ton sempiternel bouquet de fleurs…Des roses, évidemment…Merci pour l'attention…et pour l'allusion.
JACQUES se remettant à ramer.) - Tais-toi et rame… Ce n'est quand même pas ma faute si tu t'appelles Rose.
ROSE - Ni la mienne…mais il existe quantité d'autres fleurs que les roses…et quantité d'autres cadeaux possibles que les roses.
JACQUES - Oui…Rose.
ROSE (après un long silence) - Tes fleurs ont toujours eu des épines, Jacques.
JACQUES - Et des pétales, aussi…Tu disais qu'elles sentaient bon, rappelle-toi.
ROSE - J'ai oublié…comme toi…les problèmes de mémoire, c'est contagieux !
JACQUES - Et c'est moi le grand malade qui te contamine, évidemment.
ROSE - Je ne te le fais pas dire.
JACQUES - Tais-toi…
ROSE - Et rame, je sais.
JACQUES - Non, tu ne sais pas…Tu avais raison, j'aurais pu t'offrir autre chose que des roses…Un livre de cuisine, par exemple…Tu y aurais trouvé la bonne recette des crêpes flambées.
ROSE - Salaud !…Tu la préparais, celle-là, n'est-ce pas ?…Monsieur est content, il m'a humiliée.
JACQUES - Rassure-toi, il n'y a personne pour le voir ou l'entendre.
ROSE - Mais pour moi, ça ne change rien. Une humiliation en public ou en privé reste une humiliation.
JACQUES - Si ça peut te consoler: tu peux être rassurée, je ne le dirai à personne.
ROSE - Il ne manquerait plus que ça: que tu ailles t'en vanter…Je ne suis peut-être pas un cordon-bleu, monsieur, mais vous avez pourtant souvent mangé à votre faim.
JACQUES - Grâce à ma belle-mère.
ROSE - Ne mêle pas maman à ça.
JACQUES - Elle s'est toujours mêlée de nos repas, tu étais toujours pendue au téléphone: "Dis maman, comment tu fais ceci…et ça…et qu'est-ce que tu rajoutes ?" et patati et patata…
Le restaurant m'aurait coûté moins cher que mes factures de téléphone !
ROSE - Tu n'es qu'un monstre !
JACQUES - Mais non, mais non !
ROSE (se mettant à pleurer) - Si !
JACQUES - Ne rajoute pas encore de l'eau, j'ai déjà plus que ma dose…De l'eau, de l'eau à perte de vue…
ROSE (idem) - Nous allons mourir.
JACQUES (soudain plus grave, il s'arrête de ramer) - Mariés pour le meilleur et pour le pire…Nous avons quand même connu de bons moments, Rose…
ROSE - Merci, Jacques…
JACQUES - Mais aujourd'hui, c'est le pire qui nous attend, j'en ai bien peur.
ROSE - Combien de temps pouvons-nous tenir ?
JACQUES - Je ne sais pas très bien…Ça dépend surtout de la météo.
ROSE - Et si elle est bonne ?
JACQUES - Sans manger, assez longtemps.
ROSE - Ouf ! Et si nous en réchappons, ce serait un régime qui ne coûte pas cher.
JACQUES - Oui…mais sans boire, nous mourrons très vite de soif.
ROSE - Avec toute cette eau autour de nous. (Elle se met à sangloter.)
JACQUES - Ne pleure pas…Rame, nous ne sommes pas encore morts.
ROSE - Je suis tellement fatiguée…Et puis, ramer dans quelle direction…
JACQUES - L'incendie a été tellement violent que nous n'avons rien pu sauver…pas de carte…pas d'eau…rien à manger…La situation est dramatique…
ROSE - Tais-toi et rame.
JACQUES (se retournant) - Tu ne manques pas de culot.
ROSE - Attention ! tu vas nous faire chavirer.
JACQUES - Oh! un peu plus tôt ou un peu plus tard.
ROSE - Eh bien moi, je préfère le plus tard possible. Rame, fainéant.
JACQUES (après avoir recommencé de ramer) - Tu es bien la fille de ma belle-mère.
ROSE - Cesse de t'acharner sur cette pauvre femme.
JACQUES - Je ne m'acharne pas, je ne fais que constater les ravages de l'hérédité sur ton caractère...un caractère de cochon.
ROSE - Tu recommences ? Tu n'as pas honte ? Elle n'est pas là pour l'entendre et se défendre.
JACQUES - Heureusement pour elle… et pour nous, nous n'aurions aucune chance…
ROSE - Ah oui ! Et pourquoi ?
JACQUES - Disons que c'est une femme de poids.
ROSE - Tu en profites, hein !
JACQUES (souriant) - Et quand je pense à la comparaison…
ROSE - Quelle comparaison ?
JACQUES (même jeu) - Un caractère de cochon…Ce n'est pas très flatteur pour ces animaux.
ROSE - Tu es ignoble.
JACQUES - Mais non, mais non !
ROSE (sanglotant) - Si !
JACQUES (s'arrêtant à nouveau de ramer) - Mais non, rassure-toi, je ne pense pas la moitié de ce que je raconte…C'est la situation qui veut ça…Je me défoule.
ROSE - Eh bien rame pour te défouler.
JACQUES (souriant) - Je ne vais faire que cela, car j'ai une excellente nouvelle à t'annoncer.
ROSE - Laquelle ?
JACQUES - J'ai aperçu un navire qui vient droit sur nous.
ROSE (riant) - C'est vrai ? C'est vrai ?
JACQUES - C'est tellement vrai que je peux même te dire son nom.
ROSE (même jeu) - C'est trop beau, c'est trop beau ! Ah ! comme je t'aime !
JACQUES - Tiens ! je ne l'avais pas remarqué.
ROSE (impatiente) - Son nom ! son nom !
JACQUES - Le…le…Ti… Titanic.
ROSE (soudain furieuse et le frappant) - Imbécile ! crétin ! Comment oses-tu plaisanter dans un moment pareil ?
JACQUES - Arrête, tu vas nous faire chavirer.
ROSE - J'm'en fous.
JACQUES - Pourtant, si près de la terre ferme, ce serait dommage.
ROSE (reprenant espoir) - Qu'est-ce…qu'est-ce que tu dis ?
JACQUES - Ce serait dommage de chavirer alors qu'une terre est en vue…Regarde, droit devant !
ROSE (regardant par-dessus son épaule) - Mais c'est vrai ! C'est vrai ! Allez, vite ! vite !
JACQUES - "Vite ! vite !" C'est vite dit !
ROSE - Vite ! vite !
LES DEUX (en chœur) - Tais-toi et rame. (Ils se mettent à ramer très vite.)

NOIR

SCÈNE 2: L'HOMME, JACQUES ET ROSE

(Le rideau s'ouvre. La lumière, en apparaissant, dévoile une île comme décor. Debout sur l'épave, un homme qui regardait dans des jumelles les remet à présent dans leur étui. Il est tout de noir vêtu.)
L'HOMME - En voilà enfin deux ! Je commençais à trouver le temps long… Ils n'ont pas l'air trop éprouvés, le naufrage doit être récent…Ils vont me poser des questions, essayons donc de les contenter par des réponses précises. (Jacques et Rose débouchent côté cour.)
JACQUES (soulagé) - Quelqu'un, il y a quelqu'un !
ROSE (même jeu) - Sauvés, nous sommes sauvés !
L'HOMME (en aparté) - Sauvés ? C'est aller vite en besogne…mais un peu de naïveté ne me déplaît pas.
JACQUES - Bonjour !
ROSE - Bonjour, monsieur !
L'HOMME - Bonjour ! (Puis en aparté) Ils sont polis, cela ne me déplaît pas non plus.
JACQUES - Pourriez-vous nous dire où nous nous trouvons ? Nous avons fait naufrage et…
ROSE - Une histoire de dessert qui a mal tourné.
JACQUES - Je t'en prie, ce monsieur n'a sans doute pas besoin de tous ces détails.
ROSE - Tu as raison. Où pourrais-je faire un brin de toilette, monsieur ?
L'HOMME - Ma foi, vous n'avez que l'embarras du choix. Si vous cherchez de l'eau, vous en trouverez tout autour de vous.
JACQUES - Mais où sommes-nous ?
L'HOMME - Sur une île.
JACQUES - Une île ?
ROSE - La Corse ?
L'HOMME - Bien plus petite, chère madame, infiniment plus petite.
ROSE - Vous êtes bien mystérieux.
L'HOMME - Ce ne sont pas les mystères qui y manquent non plus.
JACQUES - Qu'est-ce que ça veut dire tout ça ?
L'HOMME - Si seulement je le savais.
(Jacques et Rose se regardent troublés. Il s'écartent quelque peu.)
ROSE - Bizarre ! Et si on lui offrait de l'argent ?
JACQUES - Ecoute Rose, sans vouloir remuer le couteau dans la plaie, nous avons dû quitter le bateau tellement vite que je n'ai pas grand-chose dans la poche de mon short.
ROSE - Il faut éclaircir tout ça et explorer cet endroit.
L'HOMME (en aparté, souriant) - C'est ça: explorez, explorez, vous serez étonnés.
JACQUES - De toute façon, nous devons être dans un endroit connu, nous n'avions quitté le port de Marseille que depuis deux bonnes heures avant…
ROSE - Avant mes crêpes, je sais. (Son visage s'éclaire, elle désigne le côté opposé.)
Regarde là-bas…Une grande construction…
JACQUES (regardant) - On dirait un palais. Curieux, enfin, soit ! ne perdons plus de temps. Allons-y.
(Ils sortent, pressés, côté jardin, ignorant l'homme.)
L'HOMME - Ils ne sont pas aussi polis que je le pensais…Où êtes-vous, chers naufragés ? Sur une île…Une île au large de l'amour, une île au large de l'espoir…comme l'a si bien chanté Jacques Brel…Ah Brel ! Monsieur Brel ! Voilà un homme qui savait quitter le monde réel…Et eux, où courent-ils ? Vers un palais ? (Il sourit.) Plutôt son apparence…Vous avez quitté le monde réel pour celui des apparences, mes amis, et vous courez vers des gens qui vous ressemblent tellement… (Il sort côté cour.)

Noir

SCÈNE 3: CÉSAR ET CLÉOPÂTRE

(Ils rentrent chacun d'un côté.)
CESAR (impatient) - Enfin !
CLEOPATRE - Avé César, celle qui ne va pas mourir pour toi te salue.
CESAR - Mais où étais-tu passée ? Je te cherche partout depuis une heure.
CLEOPATRE - Depuis quand Cléopâtre, reine d'Egypte, doit-elle se justifier aux yeux d'un Romain ?
CESAR (irrité) - Depuis que ce Romain appelé César t'a replacée sur le trône… et accessoirement parce que tu m'as invité dans ton palais à onze heures et qu'il est midi.
CLEOPATRE - Je servais l'apéritif à mes crocodiles sacrés.
CESAR - Et à quoi ont-ils eu droit ?
CLEOPATRE (souriant) - A des Romains.
CESAR (interloqué) - Des Romains ?
CLEOPATRE - Des Romains, parfaitement, c'est ce qu'ils préfèrent mes chéris.
CESAR - Tes chéris, ces sales bestioles ?
CLEOPATRE (triomphant) - Ils ont fait une chair de roi devant leur reine.
CESAR - Et qui étaient ces pauvres Romains ?
CLEOPATRE - On a pris ce qu'on avait sous la main: ceux de ton escorte.
CESAR (même jeu) - …Qu'est-ce que tu dis ? Ceux de mon escorte.
CLEOPATRE - Ce fut un jeu d'enfant: tu venais de les quitter, tu avais gravi les marches du palais, les laissant en plein soleil…
CESAR - Un Romain résiste à tout, même au soleil de l'Egypte.
CLEOPATRE - Même au soleil de juillet ?
CESAR - Même au soleil de juillet.
CLEOPATRE - Mais il fait une chaleur…comment dire ?…à mourir, c'était l'expression que je cherchais.
CESAR - A mourir, vraiment ?
CLEOPATRE - Quelques servantes ont suffi pour faire le travail.
CESAR - Quoi ? Des légionnaires romains ont été tués par des femmes ?
CLEOPATRE - Mais non, elles leur ont offert un verre de vin qu'ils ont trouvé rafraîchissant.
CESAR - Du vin empoisonné !
CLEOPATRE - Non, ils se sont endormis simplement…Il fallait qu'ils puissent se réveiller au contact de l'eau.
CESAR (dégoûté) - Quelle horreur !
CLEOPATRE - Rien de tel que des Romains bien frétillants pour ouvrir l'appétit de mes petits chéris.
CESAR - Petits chéris…des monstres, oui !
CLEOPATRE - Ces bêtes sont pourtant si sympathiques. Et ensuite, ils ont eu droit au plat de résistance.
CESAR - Ils n'avaient pas assez de mon escorte ? Cespajus, Diplodocus, Gratsespus, Montedanlebus, Oeufalarus et Petiminus: six soldats romains si coriaces, pourtant.
CLEOPATRE - Le plat de résistance fut succulent, mon cher Jules, succulent.
CESAR (fâché) - Je t'interdis de m'appeler "Jules", tu entends: je ne suis pas ton Jules, j'ai horreur de ce genre de familiarité.
CLEOPATRE - Un plat de résistance succulent et vraiment consistant.
CESAR (inquiet) - …Consistant ? Que veux-tu dire par là ?
CLEOPATRE - Je leur ai offert ta légion.
CESAR (manquant de s'étrangler) - Qu…quoi ? Ma légion ? Tous mes soldats ?
CLEOPATRE - On voit bien que tu ne connais pas l'appétit de mes crocodiles.
CESAR (titubant) - Ma légion, toute ma légion…Ce n'est pas possible…
CLEOPATRE - Si, si, c'est possible, tu peux aller vérifier…
CESAR (retrouvant ses esprits) - Tu es le diable en personne. Mais comment as-tu fait ?
CLEOPATRE - Deux de mes hommes, déguisés en Romains grâce aux uniformes de Grominus et Descendubus…
CESAR (criant) - Petiminus et Montedanlebus !
CLEOPATRE - Oui, oh, peu importe !
CESAR - Non, pas peu importe, respecte les morts, bon sang ! (Puis réalisant) Morts…Tous morts…Dévorés…Non, ce n'est pas possible…Comment as-tu fait pour tous les autres ?
CLEOPATRE - Une de mes servantes est allée jusqu'à ton camp inviter tes légionnaires à venir se baigner dans le Nil.
CESAR - Et ils l'ont fait ?
CLEOPATRE - Evidemment. arrivée à quelques mètres du camp, elle a crié: "Pendant qu'il se baigne dans la piscine de Cléopâtre, César vous autorise à aller vous rafraîchir dans le Nil. Légionnaires, c'est un ordre de César ! Exécution !"
CESAR - "Exécution", c'est le mot, en effet ! Et ils y sont tous allés ? Je ne comprends pas, j'y perds mon latin.
CLEOPATRE - Arrivés au bord de l'eau, ils se sont alignés et ils ont plongé tous en même temps. C'est beau la discipline romaine !
CESAR - La bêtise aussi.
CLEOPATRE - Mes crocodiles, qui s'y connaissent eux aussi en tactique militaire,
les ont encerclés pour ne pas en laisser un seul regagner la rive. Une chair de roi, ils ont fait une chair de roi…
CESAR (découragé) - Sous les yeux de leur reine, je sais…Je me sens…comment dire ? …comme orphelin…et ridicule, profondément ridicule.
CLEOPATRE - Il ne te reste que ton char…et le cheval pour le tirer évidemment, c'est un trop bel animal pour le sacrifier…plus intelligent que tes soldats aussi…Tu feras attention en repartant de ne pas glisser dans l'eau…
CESAR - Ils n'ont pas encore eu leur dessert ?
CLEOPATRE - Tu lis dans mes pensées…Tu ferais bien aussi de ne pas faire galoper ton cheval trop vite…Tu es un vrai danger public.
CESAR (abattu) - Plus maintenant, plus maintenant.
CLEOPATRE - Et quand tu me suivras avec ton char, j'aimerais que tu laisses entre nous une distance de sécurité.
CESAR - Ah oui ! Et laquelle ?
CLEOPATRE - Prends le temps de compter…deux crocodiles !
(Elle sort en riant côté cour; lui, en marchant très péniblement, complètement voûté, du même côté..)

SCENE 4: L'HOMME puis JACQUES et ROSE

(L'homme rentre côté jardin.)
Les crocodiles: l'arme absolue dans l'Egypte antique ? Va savoir, va savoir…De l'âge de la pierre à la chimie, tout a tellement évolué…Le fanatisme est venu s'en mêler…(Il grimpe sur l'épave, de ses bras imite un avion.)…Hier, les kamikazes japonais visaient les navires américains…C'était la guerre, on s'en prenait aux militaires, c'était logique…(Il redescend.) Aujourd'hui, au troisième millénaire, en temps de paix, des avions percutent des tours…des tours jumelles...L'aviation civile sert à tuer des civils…Logique, n'est-ce pas ? Désespérément logique… (Il s'assied sur le rocher. Jacques et Rose rentrent côté jardin.)
ROSE - Il n'y avait pas plus de palais que d'amabilité dans ta conversation tantôt sur le canot.
JACQUES - Tu ne vas pas recommencer ?
ROSE - Et pourquoi pas ? Je vais divorcer, je te dis, je vais divorcer.
JACQUES - Oui, c'est ça…du moins quand nous aurons regagné la civilisation.
(L'homme se relève.)
L'HOMME - Drôle de civilisation que celle où tant de couples se séparent et se déchirent.
ROSE - Mais qui êtes-vous au juste ?
L'HOMME - Sûrement pas un donneur de leçons ni un faiseur de morale, je constate simplement.
JACQUES - Où sommes-nous ?
L'HOMME - Je vous l'ai déjà dit: sur une île.
ROSE - Mais laquelle ?
L'HOMME - Vous avez tout le temps de l'apprendre.
ROSE - Mais je n'ai pas le temps.
L'HOMME - Pourquoi ? Vous avez quelque chose sur le feu ?
ROSE (vexée, elle se retourne vers Jacques) - Tu lui as dit ?
JACQUES - Mais dit quoi ?
ROSE - Pour les crêpes et le bateau.
JACQUES - Est-ce que tu m'as entendu parler de ça ?
ROSE - Non, c'est vrai…mais alors comment est-il au courant ?
L'HOMME - Suis-je censé être au courant de quelque chose ?
ROSE - Non…enfin…je ne sais pas…ou peut-être pourriez-vous nous expliquer où a disparu le palais que nous avions aperçu.
L'HOMME - Il n'y a jamais eu le moindre palais sur cette île.
JACQUES - Mais nous l'avons vu, tout comme nous avons vu César et Cléopâtre.
ROSE - Quand nous nous sommes approchés, le palais a disparu et nous sommes restés comme figés, incapables de faire les derniers mètres qui nous séparaient d'eux et nous les avons entendus parler, comme nous vous parlons.
L'HOMME - Vous me parlez ? Tiens ! Comme c'est curieux, je n'ai pas cette impression.
ROSE (à Jacques) - Il devient fou.
JACQUES - Nous avons peut-être vu ce qu'on appelle un mirage.
ROSE - Mais ça existe un mirage qui parle ?
JACQUES - Oui…si tu t'appelles Jeanne d'Arc.
L'HOMME - Nous ne sommes pas au Moyen Age mais bien au troisième millénaire.
ROSE (à l'homme) - Vous, je ne vous parle pas.
L'HOMME - C'est bien ce qu'il m'avait semblé.
ROSE - Viens Jacques, on remue par là. (Elle désigne le côté cour, ils sortent.)
L'HOMME - Sans me saluer, évidemment, la politesse n'est pas de retour…Enfin, dans la même situation, j'agirais peut-être de la même façon…J'agirais façon troisième millénaire…impoliment…sans prendre le temps…Stressé qu'ils disent au troisième millénaire…stressé….Allez voir qui remue par là, chers naufragés, continuez à remonter le temps…Peut-être y rencontrerez-vous vos origines…Non, pas des hommes préhistoriques, non…des origines sans doute plus philosophiques…Ah! la philosophie…joli nom, la philosophie…Philo et Sophie ont deux enfants, comment les ont-ils appelés ?…Allons voir, allons assister à la double naissance. (Il sort côté cour.)

NOIR

SCÈNE 5: ADAM ET EVE

(Ils rentrent côté jardin, Eve s'assied immédiatement, Adam reste debout.)
EVE - Je n'en peux plus, j'en ai marre, je suis fatiguée, fatiguée !
ADAM (soupirant) - J'étais si tranquille quand j'étais seul.
EVE - Eh bien, tu ne l'es plus, tu dois assumer.
ADAM - Assumer tes bêtises. Lève-toi et marche.
EVE - Je te dis que je n'en peux plus…et cette chaleur ! J'ai si chaud avec tous ces vêtements.
ADAM - A qui la faute ?
EVE - Oh ! ça va ! tu es aussi coupable que moi.
ADAM - Moi ? Pas du tout, je n'ai accepté cette pomme que pour te faire plaisir.
Alors, lève-toi et marche.
EVE - Je suis trop fatiguée et j'ai trop chaud. Tu es sourd ?
ADAM - Non, je ne suis pas sourd, du moins pas encore…Je le deviendrai sans doute un jour puisque je suis devenu mortel.
EVE - Moi aussi. Tu parles comme si je n'existais pas.
ADAM - Dieu aurait dû en rester à la situation initiale. En te créant, c'est comme s'il avait créé une source d'ennuis pour l'homme.
EVE - Dis tout de suite que l'homme est fait pour rester seul.
ADAM - Je ne suis pas loin de le penser…du moins pour voyager.
EVE - Pour voyager ?
ADAM - Oui. Tais-toi, lève-toi et marche.
EVE - J'ai trop mal aux jambes, ça fait trois heures que nous marchons…et cette chaleur !
ADAM - S'il pleuvait, tu te plaindrais aussi…La femme est née pour se plaindre.
EVE - Se plaindre d'être maltraitée par l'homme…Une femme doit-elle toujours se taire ?
ADAM - Oui…et suivre son mari.
EVE - Tu raisonnes comme si c'était une loi.
ADAM - La loi des vexations pour l'homme…Etre condamné à travailler, vieillir, mourir, être poussière et retourner poussière…Tout ça parce que madame avait envie d'une pomme.
EVE - C'est le serpent qui m'a dit de la cueillir.
ADAM - Ce n'était pas très malin.
EVE - Si, justement.
ADAM - Quoi, justement ?
EVE - C'était le Malin…le diable, quoi !
ADAM - Il n'y avait qu'une femme pour se laisser tenter.
EVE - Non, il n'y avait pas qu'une femme. Tu t'es aussi laissé tenter par cette pomme.
ADAM - Parce que tu me l'as offerte. Je ne serais jamais allé la cueillir.
EVE - Et pourquoi, si elle te faisait envie et que tu avais faim ?
ADAM - Parce que Dieu avait interdit d'y toucher à cet arbre !
EVE - Interdit, interdit…quel vilain mot !
ADAM - C'était l'arbre de la connaissance du bien et du mal.
EVE - Je ne le savais pas.
ADAM - Mais si tu le savais !
EVE - Bon ! admettons. Mais ce qui est interdit m'attire…Et puis je te répète que c'est ce serpent qui m'a dit de la cueillir.
ADAM - Quelle idée d'écouter un serpent ! (Puis en aparté) Quelle idée d'avoir créé une femme !
EVE (se levant puis en aparté) - Quelle idée d'avoir créé un homme !
ADAM (soupirant) - Tous ces malheurs pour une pomme !
EVE - La pomme de discorde…que je n'ai fait que cueillir pour te l'offrir : c'est la tienne, c'est la pomme d'Adam !
ADAM - Non, c'est la pomme d'Eve. Tu parles à tort et à travers. Marche.
EVE - Accéder à la connaissance…Devenir l'égal de Dieu…Tu te serais laissé tenter toi aussi.
ADAM - Moi ? Sûrement pas. J'ai horreur des serpents et puis, je suis d'un naturel modeste.
EVE - D'un naturel modeste ?
ADAM - Parfaitement…Comment peut-on écouter un serpent ? Dieu qu'une femme est sotte !
EVE (vexée) - Merci ! Tu sais ce qu'elle te dit ta femme ?
ADAM - Tais-toi…
EVE - Et marche, je sais.
ADAM - Et obéis-moi au lieu de contester tout ce que je dis.
EVE - Eh bien, moi, je conteste, je suis une femme libérée.
ADAM (lassé) - Déjà ?
EVE - Pourquoi déjà ?
ADAM (même jeu) - Parce que tu es la première femme qui existe…Si tu commences à contester, à revendiquer, les hommes courent droit à leur perte.
EVE - Et ce n'est qu'un début, tu verras.
ADAM (se désolant et s'asseyant) - Mon Dieu ! Mon Dieu ! Comme je me sens fatigué !
EVE (l'entraînant) - Allez, fainéant, lève-toi et marche !
ADAM - Et tout ça pour une pomme !
EVE - La pomme d'Adam, parfaitement ! (Ils sortent coté cour.)

NOIR

SCÈNE 6: L'HOMME, CLEOPATRE ET CESAR

L'HOMME (rentrant côté jardin en tenant en main une pomme) - Notre destinée tiendrait-elle à une pomme ? Va savoir. Où se trouve la vérité ? Du coté des croyants ou des athées ? Et si elle se trouve du côte des croyants ? Lesquels ? Oui, lesquels détiennent ou croient détenir la vérité ? Va savoir, encore une fois, va savoir… Pas facile, n'est-ce pas, d'être humain sur cette planète Terre où certains trouvent qu'il y a trop d'eau ?…Pas facile, si nous y croyons, d'expliquer notre condition…comment dire ?…de travailleurs…de travailleurs mortels…à cause d'une pomme…ou d'un serpent, c'est selon, celui-ci symbolisant la tentation. Ah, la tentation ! Vaste programme, la tentation…Que celui qui n'a jamais été tenté me jette la première pierre… Je ne pense pas risquer la lapidation. (Il s'assied. Eve a surgi côté cour, traînant derrière elle Adam.)

EVE - Allez, fainéant !
ADAM - Mais j'suis fatigué ! (Il veut s'asseoir, elle le tire de plus belle.)
EVE - Allez, marche !
ADAM - Et tout ça pour une pomme ! (Ils sortent côté jardin.)

( César et Cléopâtre en voix off .)
CLEOPATRE - Même sans ton char, tu es trop près !
CESAR - Comment ça, je suis trop près ?
CLEOPATRE - Compte tes deux crocodiles, Jules.
CESAR (s'emportant) - Je ne suis pas ton Jules, tu entends: je ne suis le Jules de personne !
CLEOPATRE - Si tu te fâches, tu prononceras trop vite tes deux crocodiles et tout sera à recommencer, applique-toi.
CESAR - Un cro-co-di-le, deux cro-co-di-les.

L'HOMME (se relevant) - Le pouvoir tient à si peu de choses: une légion dévorée par des crocodiles… une bataille perdue à cause de mauvaises conditions climatiques… de renforts qui arrivent trop tard…un peu comme Napoléon à Waterloo…Napoléon ! Quand on cherche un connaisseur en matière d'îles, on le trouve… Voilà un Corse qui aura connu deux exils: l'un provisoire sur l'île d'Elbe, l'autre définitif sur l'île de Sainte-Hélène…Mais Hélène était-elle une sainte ? Va savoir… Tout est relatif ici-bas, j'espère que vous le comprendrez, mes chers naufragés de l'amour, vous qui vous querellez pour des queues de cerises et qui venez d'assister à la première dispute de l'humanité pour une pomme : la pomme d'Adam ou la pomme d'Eve ? Va savoir…va savoir. (Il sort côté jardin.)

(Entrant côté cour, Adam bâille. Eve le suit.)
EVE - Et le boulot, c'est pour ma pomme ?
ADAM - Ben justement, à propos de pomme…
EVE - Tu ne vas pas recommencer ? (Elle veut le gifler. Elle le poursuit.)
ADAM (juste avant de sortir, poursuivi par Eve) - Et tout ça pour une pomme !

NOIR

SCENE 7 : NAPOLEON, JOSEPHINE et LA VEUVE.

(Napoléon apparaît côté cour. Il scrute l'horizon de plusieurs côtés, monte sur l'épave pour mieux observer, Joséphine entre alors côté jardin.)
NAPOLEON (étonné) - Qui es-tu ?…Mais tu ressembles à Joséphine.
JOSEPHINE - Joséphine, en effet, celle dont tu ne voulais plus.
NAPOLEON - Mais tu sais bien que c'était avant tout une décision…
JOSEPHINE - ...politique, je sais, Napoléon…Tu as fait passer la politique avant l'amour. Et à quoi cela t'a t-il conduit, je te le demande ?
NAPOLEON - A la défaite, si c'est ce mot que tu veux m'entendre prononcer.
JOSEPHINE - Et sur cette île peuplée de fantômes: ceux de tous les morts qui sont tombés dans tes batailles et le mien. (Elle s'assied sur le rocher.) Tu n'as pas honte ?
NAPOLEON (descendant de l'épave) - Ni honte, ni remords, Joséphine. J'ai fait ce que j'avais à faire. Et ce n'est peut-être pas fini, car de cette île de Sainte-Hélène, je peux à nouveau repartir.
JOSEPHINE - Comme de l'île d'Elbe ?
NAPOLEON - Comme de l'île d'Elbe.
JOSEPHINE - Tu rêves, Napoléon, tu n'es plus Bonaparte, tu n'es plus que bon à rien.
NAPOLEON - Tu es dure avec moi.
JOSEPHINE - Ne l'as-tu pas été pour des millions de gens ?
NAPOLEON - Ce n'est pas la même chose.
JOSEPHINE - Parce que tu ne les connaissais pas personnellement ?
NAPOLEON - Je…je ne sais pas.
JOSEPHINE - Tu ne sais pas parce que tu ne pouvais pas te mettre à leur place, tu étais l'Empereur, mais cette île de Sainte-Hélène sera ton second Waterloo, Napoléon bon à rien, ton Waterloo définitif.
NAPOLEON - Je suis bien revenu de l'île d'Elbe.
JOSEPHINE - Un miracle, Napoléon, un miracle qui a duré cent jours, une durée exceptionnellement longue pour les miracles.
NAPOLEON - Ecoute Joséphine…
JOSEPHINE - Pourquoi t'écouterais-je ? Tu t'obstines à nier l'évidence: quel est le propre d'un miracle, Monsieur bon à rien ?
NAPOLEON (vexé) - Bonaparte, je t'en prie… Tu vas t'empresser de me donner la réponse, ta réponse.
JOSEPHINE - Ma réponse est universelle, Monsieur l'Empereur de l'île de Sainte-Hélène…Quel beau titre de noblesse, n'est-ce pas ?
NAPOLEON - Il me va comme un gant.
JOSEPHINE - Les miracles n'ont lieu qu'une fois, Napoléon, ne me dis pas que tu l'ignorais.
NAPOLEON - Ma foi !
JOSEPHINE - Ta foi, parlons-en de ta foi. Tu t'es servi de la religion comme tu t'es servi de l'amour. Normal tu faisais de la politique…Jamais à la maison…
NAPOLEON - Sur les champs de bataille...Pour la gloire de la France…
JOSEPHINE - Plutôt pour la tienne…Quand tu es rentré d'Austerlitz…
NAPOLEON - En grand vainqueur…
JOSEPHINE - En grand vainqueur, soit ! Tu as dit: "J'y suis allé, j'ai vu et j'ai vaincu"…
NAPOLEON (faussement étonné) - J'ai dit ça, moi ?
JOSEPHINE - Oui, tu l'as dit. Mais, ma parole, tu te prenais pour Jules César.
NAPOLEON - Pourquoi me serais-je pris pour lui ? Ce n'était pas forcément une référence !
JOSEPHINE - Parce que toi, tu en es une, peut-être ?
NAPOLEON - Parfaitement ! Et ce n'est pas fini !
JOSEPHINE - Oh que si !
(La veuve a surgi, côté jardin.)
LA VEUVE - Elle a raison, Napoléon, c'est bel et bien fini, ter-mi-né.
NAPOLEON - Qui es-tu ?
LA VEUVE - Je suis une veuve… de guerre, évidemment…veuve de l'une de tes guerres…Et nous sommes si nombreuses, Napoléon, si nombreuses.
NAPOLEON - On ne fait pas d'omelette sans casser d'œufs.
JOSEPHINE - Tantôt c'était César, celle-là, elle est de toi ?
NAPOLEON - Peu importe !
LA VEUVE - Non ! pas "Peu importe" ! Une vie humaine a de l'importance au contraire, une énorme importance. Ton ambition personnelle a fait également des millions de victimes indirectes: des veuves, des orphelins…
NAPOLEON - C'est la guerre, malheureusement. On ne refait pas l'Histoire.
LA VEUVE - On ne la refait pas, en effet, mais je te laisse face à elle, avec ta cohorte d'admirateurs mais seul avec ta conscience (Elle sort du même coté.)
NAPOLEON - Ma conscience…Qu'en sais-tu pour me juger ?
JOSEPHINE - Ce qu'en pense quelqu'un qui a souffert, Napoléon bon à rien.
NAPOLEON - Cela t'amuse ?
JOSEPHINE - Pourquoi ? Cela ne te plaît pas ? C'est pourtant joli, bon à rien, …Napoléon Bonarien…Les soldats de ta vieille garde t'auraient peut-être moins admiré avec un nom pareil…les femmes aussi d'ailleurs…
NAPOLEON - Tu as toujours été jalouse, beaucoup trop jalouse.
JOSEPHINE - Grande nouvelle: j'aurais simplement dû être un peu jalouse.
NAPOLEON - La gloire fait tourner la tête des femmes…et comme je n'étais pas si mal…
JOSEPHINE - Ni modeste, tu en as un peu profité.
NAPOLEON - J'ai l'impression d'être à nouveau jugé (Il s'agenouille.) Alors, oui, Madame l'Impératrice, vous qui avez directement profité de ma gloire, je l'avoue, oui, j'en ai un peu profité. (Il se relève.) Tu es contente ?
JOSEPHINE - Disons que j'aime assez te l'entendre dire. Maintenant, va scruter l'horizon comme tu le fais si souvent.
NAPOLEON - Oui, je guette un navire, car je repartirai, tu verras.
JOSEPHINE - Ce navire français, rempli de bons Français nostalgiques, venant chercher leur Empereur pour refaire le coup des cent jours comme au départ de l'île d'Elbe, tu ne le verras jamais…jamais…Napoléon, ja-mais.
NAPOLEON ( montant sur l'épave, déterminé) - Je le verrai, je te jure que je le verrai.
JOSEPHINE - Ce ne sera au mieux qu'un mirage, Napoléon, comme dans ce désert d'Egypte que tu as tant aimé…mais tu n'auras jamais la grandeur d'un pharaon.
NAPOLEON redescendant) - Tu ne m'as jamais compris, Joséphine. (Il sort côté cour.)
JOSEPHINE - Je te comprends seulement aujourd'hui, espèce de bon à rien. (Elle sort côté jardin.)

NOIR

SCENE 8: L'HOMME puis JACQUES puis ADAM et EVE

L'HOMME (assis sur un rocher) - Napoléon Bonaparte…ou Bonarien… ou bon à faire la guerre ?…Napoléon: grand homme d'Etat ou démon ?… Les véritables grands hommes ne sont-ils pas ceux qui ont œuvré pour la paix ? Poser la question, c'est évidemment y répondre…Mais tout le monde n'en est pas convaincu… La longue liste des martyrs de la paix est là pour le prouver, d'ailleurs…Alors qu'en général, les dictateurs meurent de vieillesse dans leur lit. Un lit bien douillet, bien propre…après avoir été craint ou adulé, l'un n'excluant pas forcément l'autre…Ainsi va le monde, ainsi va la vie…(Jacques entre côté cour.)
JACQUES - Vous n'auriez pas vu ma femme ?
L'HOMME (se relevant, surpris) - Votre femme ?
JACQUES - Oui, ma femme.
L'HOMME - Est-elle vraiment votre femme ?
JACQUES (perplexe) - Vous êtes franchement bizarre, mon vieux. Que cherchez-vous à me dire ?
L'HOMME - Moi ? Rien ! Je réfléchissais simplement à haute voix. "Votre" marque la possession. Etes-vous le propriétaire de celle qui est devenue ainsi "votre" femme ?
JACQUES - C'est une manière courante de s'exprimer.
L'HOMME - Les humains ont parfois de curieuses façons de s'exprimer.
JACQUES - Peut-être mais ce n'est pas vous qui allez changer les choses.
L'HOMME - Pourquoi pas ?…Mais en disant, "ma femme", la considérez-vous vraiment comme votre égale ?
JACQUES - Evidemment. Elle dit bien "Mon mari".
L'HOMME - Mais pas "Mon homme", pourtant un homme, une femme…une épouse, un mari…"Mon homme", c'est vulgaire. C'est un peu comme s'il fallait faire un effort pour mieux parler quand on utilise "mari"…Donc l'homme devenu "mari" est mieux considéré.
JACQUES - Vous comptez postuler pour rentrer à l'Académie française ?
L'HOMME - Pas du tout. Je ne fais que réfléchir pour vous encourager à le faire également et changer ainsi votre comportement.
JACQUES - Qu'est-ce qu'il a mon comportement ?
L'HOMME - Je crois qu'il traduit une inégalité, simplement…Une inégalité entre homme et femme.
JACQUES - Vous délirez mon vieux.
L'HOMME - Je ne suis pas "votre" vieux…Toujours cette manie de posséder.
JACQUES (perplexe) - Posséder… propriétaire… Qu'est-ce que ça veut dire tout ça ?
L'HOMME - Qui travaille le plus dans votre ménage: elle ou vous ? Est-elle plus proche de Cléopâtre ou d'une de ses esclaves ?
JACQUES - Vous êtes aussi perfide que ce serpent qui a fait cueillir à Eve cette foutue pomme.
L'HOMME - Vous avez vu ?
JACQUES - Vu et entendu, tout comme Napoléon et Joséphine, d'ailleurs; ça m'a glacé les os.
L'HOMME - Et "votre" femme…heu pardon…et madame ?
JACQUES - Madame a pris peur et s'est mise à courir.
L'HOMME - Et vous n'avez pas pu la rattraper ?
JACQUES - Non, j'ai eu un temps de retard…J'étais fasciné, incapable d'esquisser un mouvement.
L'HOMME - Napoléon vous fascine ?
JACQUES - Disons qu'il m'intéressait.
L'HOMME - Vous employez l'imparfait. Ce n'est plus le cas ?
JACQUES - Non, cette hallucination, appelons ça ainsi, m'a ouvert les yeux.
L'HOMME - J'espère qu'il en sera de même pour votre condition, votre statut de mari.
JACQUES - Franchement, qu'est-ce que vous êtes bizarre, mon vieux !
L'HOMME - Toujours cet instinct de possession.
JACQUES - Ce n'est qu'une façon de parler, vous n'êtes pas "mon" vieux…heureusement. (Il sort côté jardin.)
L'HOMME - Façon de parler ou façon de se comporter ? Va savoir…va savoir…(Il sort côté jardin.)

NOIR

SCENE 9: MARYLIN et JOHN F. KENNEDY

(Noir complet. Quand John rentre côté jardin, un verre à la main, la cravate desserrée, la lumière revient subitement. Marilyn est debout sur le bateau.)
MARYLIN - Surprise ! (Puis se mettant à chanter.) - Happy birthday to you, happy birthday to you, happy birthday mister President, happy birthday to you !
JOHN - Happy birhday to me, Marylin.
MARYLIN - Ton poulet t'attend au frigo puisque je sais que tu le préfères froid.
JOHN - Froid, en effet, comme moi.
MARYLIN - Alors que certains l'aiment chaud.
JOHN - Le poulet ou moi ?
MARYLIN - Chaud, oui, tu l'étais mais je parlais du poulet, mon chéri. Du moins, si tu me permets de t'appeler enfin ainsi. Tout le monde connaissait notre histoire et toi, tu voulais pourtant que l'on reste discret... chéri.
JOHN - Les rigueurs, les impératifs de ma fonction...chérie.
MARYLIN - Tu as eu beaucoup d'autres chéries...qui me ressemblaient.
JOHN - Les hommes préfèrent les blondes...mais tu étais la plus belle, Marilyn.
MARYLIN - Tu as pourtant toujours fait passer la politique avant l'amour. Et à quoi cela t'a t-il conduit, je te le demande ?
JOHN - A la mort, si c'est ce mot que tu veux m'entendre prononcer.
MARYLIN - Et sur cette île peuplée de fantômes: ceux de tous les morts qui sont tombés
pour la grandeur de l'Amérique...et le mien.
JOHN - Tu es devenue une icône, Marylin...bien plus que moi.
MARYLIN - A quoi sert-il de le devenir s'il faut mourir jeune ?
JOHN - C'est mieux pour la légende, madame Norma Jeane Baker alias Marilyn Monroe.
MARYLIN - C'était mieux aussi pour ta légende de mourir victime d'un complot... Alors que la version officielle concluait à un seul tireur, monsieur John Fitzgerald Kennedy alias rien du tout.
JOHN - Alias Monsieur le Président des Etats-Unis, je t'en prie.
MARYLIN - Sorry ! J'oubliais la fonction, les grandeurs de la fonction...
JOHN - Qui m'a permis de te combler de cadeaux, ne l'oublie pas...même si tu n'en voulais pas.
MARYLIN - Tout a repris le chemin de la Maison blanche sauf une superbe rivière de diamants que j'ai gardée.
JOHN - C'était la rivière sans retour....Sorry ! Tu me pardonneras l'allusion.
MARYLIN - Je rêvais de simplicité, Monsieur le Président.
JOHN - Bonne idée: faisons simple puisque nous n'avons plus à nous cacher. (Il s'apprête à sortir côté cour.)
MARYLIN - Où vas-tu ?
JOHN - Nous acheter une petite maison à la campagne.
MARYLIN - Tu ne me demandes pas mon avis ?
JOHN - Je le connais: ce sera une petite maison...blanche. (Il sort.)
MARYLIN (songeuse) - La couleur ne m'emballe pas.
JOHN (voix off) - Alors, tu viens ?
MARYLIN - Cela mérite...sept ans de réflexion. Poo pooo beee dooh !

Noir

SCENE 10: ROSE

(Rose entre côté cour.)
ROSE - Marylin et John à présent, c'est la totale, la totale ! Une vraie histoire de fous. Mais qu'est-ce que j'ai fait au Bon Dieu ! Un débile qui joue au philosophe…César qui se fait ridiculiser par Cléopâtre… Adam et Eve ou les débuts de la révolution féminine… Joséphine, ou plutôt son fantôme, et Napoléon sur l'île de Sainte-Hélène…Mais nous ne sommes pas à Sainte-Hélène, nous étions à Marseille, en Méditerranée…Ah ! elle était belle la leçon d'histoire et de politique sur fond d'ambition personnelle…Sauf que tout ça, je m'en fous, moi, je m'en fous…Nous sommes au troisième millénaire, bon sang !
(Elle s'assied sur le rocher.)
Qu'est-ce qui nous arrive ?…Je cauchemarde, j'hallucine,…Marre, marre, j'en ai marre…