Les six numéros et le complémentaire

Luc disparaît en traversant l’Atlantique en solitaire. Curieux pour quelqu’un qui n’avait pas la passion de la mer. Mais est-il bien mort ou a-t-il simulé sa disparition comme dans Itinéraire d’un enfant gâté, son film culte ? Il laisse trois frères qu’il avait élevés : Marc, Yves et Michel, trois petits escrocs qui voient débarquer un notaire, maître Bœuf, venu leur lire une sorte de testament non officiel. Une véritable fortune peut leur revenir si… La situation de départ est inénarrable. Aussi, après l’avoir lu, ne la racontez pas. C’est parti pour deux heures de voyage au second degré où les hommages à des acteurs tels que Bernard Blier, Lino Ventura, Jean Lefebvre, les célèbres tontons flingueurs, côtoient celui rendu à Michel Audiard, un maître du genre. Un régal !

Fiche

Année
2008
Production
Compagnie des Sources, Péruwelz

Extrait

ACTE 1

SCENE 1: MARC, ADELE, CHLOE et VIOLETTE

(Au lever du rideau, Marc est occupé, côté jardin, à peindre une toile posée sur un chevalet. Son portable sonne.)
MARC (répondant) – Allô ? Non, toujours rien…Pas de trace du corps, non…Comment veux-tu que je sache ce qui s’est passé ?…Non, il avait simplement fait deux week-end de voile en Méditerranée. Je ne sais pas ce qui lui a pris de vouloir traverser l’Atlantique en solitaire… Oui, je te tiens au courant. Salut ! (Il coupe.) L’Atlantique en solitaire…Si on m’avait dit un jour qu’il ferait du bateau, celui-là !
ADELE (arrivant par le fond côté jardin et tenant un sac) – C’était qui ?
MARC – Qui veux-tu que ce soit ? Un ami de Luc qui vient aux nouvelles.
ADELE (posant son sac sur la table) – Tu crois qu’on va le retrouver ?
MARC – J’espère bien que non.
ADELE – C’est ton frère tout de même.
MARC – Un frère, oui, mais un moralisateur, attaché aux grandes valeurs : amour, famille, patrie. Bref, un frère de la pire espèce.
ADELE – Il vous a quand même élevés tous les trois.
MARC – Se consacrer à ses trois frères plus jeunes, on peut dire qu’il avait le sens du sacrifice.
ADELE – Mais c’est vrai qu’il était envahissant.
MARC (regardant dans le sac) – Toujours mettre son nez dans nos affaires, comme si son statut de frère aîné lui en donnait le droit.
ADELE – Nous risquons d’être tranquilles, à présent, définitivement tranquilles.
MARC (en ressortant un journal) – Cette histoire de traversée de l’Atlantique, c’est quand même bizarre pour quelqu’un qui n’avait pas la passion de la mer.
ADELE – Tu crois que ça cache quelque chose ?
MARC – Je ne sais pas.
(Chloé et Violette rentrent à l’avant-scène, côté cour.)
CHLOE – Nous nous sommes faufilées par le jardin.
ADELE – J’avais remarqué, merci.
VIOLETTE – Nous ne faisons que passer. Toujours rien ?
CHLOE – Il avait beau être casse-pieds, ça me remue cette disparition.
MARC – Toujours rien, non. (Il s’assied et ouvre le journal.)
VIOLETTE – S’il est mort et qu’on ne retrouve pas le corps, qu’est-ce qui se passera pour l’héritage ?
CHLOE – Violette, enfin, il vient à peine de disparaître !
VIOLETTE – Ne me dis pas que tu n’y as pas pensé.
CHLOE – Si, j’avoue. (Puis à Marc.) Tu crois qu’il avait beaucoup d’argent ?
MARC – Ça m’étonnerait. Il s’est occupé de nous très longtemps, ça a dû lui coûter un os.
ADELE – Croisons néanmoins les doigts.
MARC – Que deviennent mes deux frères ?
CHLOE – Ils viennent de rentrer de la pêche.
VIOLETTE – La pêche aux bonnes affaires.
MARC – Bande d’escrocs ! (Il sourit.)
ADELE – Tu peux parler. C’est toi qui les a entraînés.
MARC – Je n’ai pas dû les pousser beaucoup.
VIOLETTE – Heureusement que ça nous vaut quelques belles rentrées financières. A présent, il nous en faudrait une toute grosse, une exceptionnelle.
CHLOE – Genre héritage, c’est ça ?
ADELE – Ça ferait plaisir mais apparemment le frère aîné n’était pas un oncle d’Amérique.
VIOLETTE – Alors, Chloé, nous allons faire cette petite course ?
CHLOE – Nous y allons, oui.
VIOLETTE (désignant le fond côté jardin) – Nous pouvons passer par là ? C’est plus court.
ADELE – Comme si vous n’en aviez pas l’habitude.
CHLOE – A tout à l’heure, les amoureux !
ADELE – Bye ! (Elles sortent par le fond côté jardin.) Tu espères trouver des nouvelles de Luc dans le journal ?
MARC – Qui sait ? Rubrique sportive…Voile…Non, rien.
ADELE – Alors, je mets les…voiles. (Elle sourit et sort par le fond, côté cour.)
MARC – C’est ça, va me préparer un bon petit plat.

SCENE 2: MARC, BŒUF et ADELE

BŒUF (arrivant à l’avant-scène côté cour, élégamment vêtu et porteur d’un attaché-case) – Veuillez m’excuser mais j’ai sonné longtemps puis je me suis décidé à faire le tour. Monsieur Leroy ?
MARC – Lui-même.
BŒUF – Monsieur Marc Leroy ?
MARC – Marc Leroy, oui.
BOEUF – Vous permettez ?
MARC – A qui ai-je l’honneur ?
BŒUF – Maître Bœuf, Denis Bœuf, notaire à Paris.
MARC – Eh bien, rentrez, maître…Bœuf. (Il sourit.)
BŒUF – Oui, je sais, cela doit vous faire un effet… bœuf. Moi qui l’endure depuis ma prime jeunesse, je trouve cela lassant.
MARC – Que puis-je faire pour vous ?
BŒUF – C’est au sujet de votre frère.
MARC – Mon frère. Lequel ?
BŒUF – C’est juste, vous en avez trois. Je suis envoyé par Luc…mais je ne peux parler qu’en présence des deux autres.
MARC (qui n’a pas bien saisi) – Les deux autres ?
BŒUF – Vos deux autres frères. Vous habitez bien des maisons voisines ?
MARC – Heu…oui, mais comment êtes-vous au courant ?
BŒUF – Je suis…peut-être dois-je dire j’étais ?…J’étais un ami de Luc, votre autre frère. Vous me suivez ?
MARC – Oui…oui…Veuillez m’excuser mais je suis un peu bouleversé par…
BŒUF – Sa disparition ?
MARC – Oui…Mais vous êtes visiblement au courant…Pourriez-vous m’expliquer de quoi il retourne ?
BŒUF – Oui mais en présence de vos frères seulement.
MARC – Décidément.
BŒUF – Veuillez les appeler. S’ils sont chez eux, ils ne tarderont pas.
MARC – Bien. Vous permettez ? Je vais envoyer ma femme.
BŒUF (solennel) – Faites.
MARC (surpris) – Alors, je fais. (Il se dirige vers le fond, côté cour.) Adèle, pourrais-tu venir une seconde ?
ADELE (en voix off) – Je suis à toi dans une petite minute.
BŒUF – Pourvu que nous n’attendions pas une heure !
MARC – Je vous demande pardon ?
BŒUF – Il semble y avoir une gradation dans vos propos : venir une seconde, être à vous dans une petite minute…
MARC (en l’observant bizarrement) – Une gradation dans nos propos…une gradation !
BŒUF – Si vous voulez, je peux vous expliquer le sens de ce mot.
MARC – Non, je crois que je sais de quoi il s’agit et au besoin, figurez-vous que je dois pouvoir remettre la main sur un dictionnaire.
ADELE (surgissant côté cour) – Me voilà !
MARC – Ouf ! nous avons failli attendre un siècle, que dis-je ? une éternité.
ADELE – Je ne te connaissais pas ces dons pour la poésie.
MARC – Je poursuivais simplement mon idée, j’y mettais une gra-da-tion.
BŒUF – Vous apprenez vite.
ADELE (à Marc) – Une gradation ? Enfin, soit ! Mais tu ne me présentes pas ?
MARC – Adèle, ma femme…Non, mon épouse, il y a une gra-da-tion.
BŒUF – Enchanté, madame, j’ai beaucoup entendu parler de vous.
ADELE – Tiens donc ! (Puis regardant Marc.) Mon mari n’a pas l’habitude de parler de moi pourtant.
BŒUF – Si j’ai entendu parler de vous, madame, c’est par Luc, votre beau-frère. Il n’a pas tari d’éloges à votre égard.
ADELE – « Tari d’éloges », comme vous savez parler aux femmes !…Monsieur ?
BŒUF – Bœuf, maître Bœuf !
ADELE (amusée) – Maître… heu…Comment avez-vous dit ?
MARC – Il a dit Bœuf. Tu te sers d’un mètre ruban, eh bien lui, c’est Bœuf, maître Bœuf !
BŒUF – Un mètre ruban ?…Soit, je ne suis pas venu pour polémiquer.
MARC – Polémiquer ? Quand je disais qu’il me faudrait remettre la main sur un dictionnaire.
BŒUF (à Adèle) – Maître Bœuf, notaire, je suis ici pour vous parler ainsi qu’à votre mari et ses frères de Luc, feu votre beau-frère.
ADELE (surprise) – Feu mon beau-frère ?
MARC – Veuillez l’excuser, maître Bœuf, nous sommes à la campagne. (Puis à Adèle.) Monsieur le notaire veut sans doute dire que Luc, mon frère, est mort.
ADELE – On a retrouvé le corps ?
BŒUF – Je ne parlerai qu’en présence…
ADELE – De votre avocat ?
BŒUF (agacé) – Madame, veuillez aller chercher vos beaux-frères, s’il vous plaît.
ADELE – Vous voulez dire ceux qui sont encore en vie ?
BŒUF (perdant patience) – Madame, s’il vous plaît…
MARC – Mais il lui plaît, Maître, il lui plaît. (Puis à Adèle.) Va chercher Yves et Michel, s’il te plaît.
ADELE – Mais il me plaît, il me plaît. (Elle sort à l’avant-scène, côté cour.)
BŒUF – Ce n’est pas trop tôt.
MARC – Il faut l’excuser, ce n’est qu’une femme.
BŒUF – Ne seriez-vous pas misogyne ?
MARC – Miso… ?
BŒUF – Misogyne. Ignorez-vous le sens de ce mot ?
MARC – Pas du tout, Maître, pas du tout. Je n’ignore pas, je sais.
BŒUF – Eh bien, sachez alors, sachez.
MARC – Je sache, Maître, je sache.
BŒUF (en aparté) – Mon Dieu ! Où suis-je tombé ?
MARC – Puis-je vous offrir un petit remontant, Maître ?
BŒUF – Non, merci.
MARC – Vous direz merci après l’avoir pris.
BŒUF – Je salue votre intention, monsieur. Elle s’avère très louable mais le devoir qui m’incombe requière la sobriété.
MARC – Heu…Vous ne pourriez pas me redire tout ça en français ?
BŒUF – Je n’ai pourtant pas eu l’impression de m’adresser à vous dans une langue étrangère. Bien. Comment dire ? J’accepterai volontiers un verre quand je vous aurai exposé le motif de ma visite.
MARC – Voilà qui est mieux. Mais rassurez-vous, j’avais bien compris.
BŒUF – Je n’en ai jamais douté.
MARC (avec emphase) – Mais je m’aperçois que je manque à tous mes devoirs. J’avais omis de vous inviter à vous asseoir. Faites donc.
BŒUF – Je vous remercie. (Il s’assoit.)
MARC – Alors comme ça, on est notaire.
BŒUF – Telle est ma profession, en effet.
MARC – Telle est votre profession. (Puis en aparté.) Ça continue !
BŒUF – Vous vivez à la campagne, le cadre est agréable.
MARC – Le cadre est agréable ?… Le cadre est agréable ?… (Il s’est déplacé jusqu’à son chevalet et montre sa toile, affreuse. Le notaire a une mimique éloquente.) Vous voulez sans doute parler de celui-ci ? Je viens de le terminer. Je peins depuis une dizaine d’années en amateur. Et de mieux en mieux si j’en crois les avis qu’on me donne.
BŒUF – Je ne mets pas en doute votre talent mais je voulais dire qu’à la campagne, le cadre, donc le décor, le paysage est agréable.
MARC – Ah oui ! veuillez m’excuser, le cadre est agréable à la campagne.
BŒUF – Et beaucoup plus sain, loin de la pollution que connaissent les villes. Pas de problème de smog, je suppose ?
MARC – Pas de…phoques, non. Pas d’otaries non plus d’ailleurs.
BŒUF (après un temps) – Je parlais du smog, le brouillard de pollution, si vous voulez.
MARC – Je veux, je veux enfin je préfère.
BŒUF (ironique) – Parlons français, en effet, cela évitera les malentendus.
(Adèle revient par l’avant-scène, côté cour. Michel et Yves la suivent.)

SCENE 3: MARC, BŒUF, ADELE, YVES et MICHEL

ADELE – Voilà les deux beaux-frères.
YVES – Enfin, beaux, ce n’est qu’une façon de parler.
MARC – Heu…Yves, ce n’est pas le moment.
YVES – Voilà donc maître Bœuf, celui qui nous prépare un coup vache. (Il rit.)
MICHEL – Veuillez l’excuser, Maître. Il n’arrive jamais à garder son sérieux.
BŒUF – Même dans les circonstances graves, apparemment.
MICHEL – Enchanté de faire votre connaissance. (Il lui serre la main.)
ADELE – Si vous avez besoin de moi, je suis à la cuisine. (Elle sort par le fond, côté cour.)
YVES – J’ai de l’esprit, pardonnez-moi.
BŒUF – De l’esprit ? Un petit esprit ! Quant au pardon, nous aviserons.
YVES – Nous aviserons ?
BŒUF – Nous verrons, si vous préférez.
YVES – J’avais compris. Sans rancune, Maître, enchanté. (Il lui tend la main mais Bœuf se détourne .)
BŒUF – Sans rancune, comme vous dites et sans acrimonie.
MICHEL – Sans acrimonie ?
MARC – Maître Bœuf nous donne un cours de vocabulaire et de gradation.
BŒUF – Un cours ne se donne pas, il se dispense. Mais tel n’est pas l’objet de ma visite, venons-en aux choses sérieuses.
YVES – Nous vous ouïssons, Maître, nous vous ouïssons. (Il rit.)
BŒUF – C’est cela, ouïssez-moi, car cela vaut la peine d’être écouté et bien entendu.
YVES – Pour qu’il n’y ait pas de malentendu, c’est ça ? (Il rit.)
MICHEL – Yves, si tu pouvais faire un effort.
(Le notaire ouvre son attaché-case et en sort des documents dont une lettre qu’il ouvre.)
BŒUF – « Ceci est mon testament ou presque ». Je cite, j’avais omis de vous préciser qu’il s’agissait d’une lettre de Luc, votre frère.
MARC – Nous avions compris, Maître.
YVES – Oui, nous n’avions pas omis de comprendre.
MICHEL – Du sérieux, Yves, du sérieux.
BŒUF (lisant) – Mes biens chers frères…
YVES – Voilà l’évangile selon saint Luc.
MARC – Yves, ça suffit !
MICHEL – Que va penser de nous maître Bœuf ?
BŒUF – Je me suis déjà forgé une opinion.
MARC – Forgé une opinion ? Ça recommence.
YVES – Et moi, c’est en forgeant que je deviens forgeron ! (Il rit.)
MARC – Toi, tu ferais mieux de te taire.
YVES – Un saint, je voulais dire que Luc était un saint.
BŒUF (irrité) – Si vous le permettez, je désirerais poursuivre.
MARC (avec emphase) – Faites !
BŒUF (lisant) – Mes biens chers frères, j’imagine déjà Yves faire une remarque humoristique désobligeante, puisque je commence à la manière des évangiles…
MICHEL (à Yves) – Il ne t’a pas raté. (Puis à Bœuf.) Pardon.
YVES – Reprenez, Maître.
BŒUF (poursuivant sa lecture) – Il y a six mois environ, j’ai vu ma vie bouleversée par deux événements, l’un négatif, l’autre positif…
YVES – Commencez par la bonne nouvelle, Maître.
BŒUF – Je ne choisis pas : je lis ou plutôt j’essaie de lire et vous, à présent, vous m’écoutez sans plus m’interrompre.
MARC – Reprenez, Maître.
(Chloé et Violette font leur rentrée côté cour à l’avant-scène.)

SCENE 4: MARC, BŒUF, YVES, MICHEL, CHLOE et VIOLETTE puis ADELE

CHLOE – Quand nous cherchons nos hommes, nous savons qu’ils sont ici.
VIOLETTE (apercevant maître Bœuf.) – Pardon ! Heu…nous ne vous dérangeons pas, monsieur… ?
BŒUF (se levant) – Maître Bœuf, Denis Bœuf.
CHLOE (souriant) – Maître qui ?
BŒUF – Bœuf, Denis Bœuf. Et vous vous abstenez de tout commentaire malveillant, merci. (Il se rassoit.)
YVES – Sinon, le maître va prendre des mesures. (Il rit. Chloé et Violette font de même ainsi que Marc et Michel après avoir vainement tenté de garder leur sérieux.)
BŒUF – Les plaisirs de la vie à la campagne.
MARC – Si vous voulez, je peux aller vous chercher un cadre.
BŒUF – Non merci.
YVES – Poursuivez, Maître.
BŒUF (regardant Yves et Michel) – J’ai cru comprendre que ces deux dames étaient vos épouses. Vont-elles assister à la suite de l’entretien ?
YVES – Si vous n’y voyez pas d’inconvénient, je n’ai rien à cacher.
MICHEL – Moi non plus.
CHLOE – Mais où est Adèle ?
VIOLETTE – Sûrement à la cuisine. (Elle se dirige vers le fond côté cour et l’appelle.) Adèle, nous avons besoin de toi.
ADELE (en voix off) – J’arrive !
MARC – Je me serais senti bien seul.
ADELE (rentrant) – Me voilà. Alors comme ça, vous avez besoin de moi, c’est le jour des compliments.
(Les trois femmes viennent s’asseoir.)
YVES – Plus on est de fous, plus on rit.
BŒUF – Ça promet !
MARC – Maître, je vous en prie.
BŒUF (reprenant sa lecture) – L’un positif, l’autre négatif. Je commence par celui-ci puisqu’il est directement lié à la visite que vous rend maître Bœuf.
CHLOE (souriant, à Violette) – J’avais bien compris.
BŒUF – J’ai dit : pas de commentaire malveillant, merci !
VIOLETTE – Je vous écoute maître…Bœuf (Chloé sourit à nouveau.)
BŒUF (reprenant sa lecture) – J’ai appris à la suite d’un examen médical de routine que je souffrais d’un cancer qui ne me laisserait plus la moindre chance. Aussi ai-je décidé de mettre en scène ma disparition à l’image de celle de Sam Lion dans « Itinéraire d’un enfant gâté ». Vous savez qu’il s’agissait de mon film préféré.
MARC – Pour le savoir, on le savait.
MICHEL – On le regardait une fois par mois…
YVES – Quand il avait des choses à nous dire, des reproches à nous faire, il disait que ça nous mettait dans un bon état d’esprit.
BŒUF (agacé) – A présent, c’est moi qui ai des choses à vous dire, plus précisément à vous lire. Veuillez, je vous prie, observer le silence pendant ma lecture.
YVES – Moi, le silence, je ne l’observe pas, je le regarde. (Il sourit.)
MARC – Pardon. Allez-y, Maître.
BŒUF – Je reprends.
VIOLETTE – C’était un beau film. (Le notaire a un geste de mauvaise humeur.)
CHLOE – Itinéraire d’un enfant gâté ?
VIOLETTE – De quel film a-t-on parlé ?
CHLOE – D’Itinéraire…
VIOLETTE – Donc je te parle d’Itinéraire et je te dis que c’était un beau film.
CHLOE – Moi, avec Belmondo, je préfère « Le professionnel ».
ADELE – Moi aussi, il y a beaucoup plus d’action…Enfin forcément, parce que « Itinéraire », ce n’est pas un film d’action tandis que « Le professionnel »…
BŒUF (s’énervant) – Et moi aussi, j’en suis un de professionnel, un professionnel de la lecture de testaments même, alors vous m’écoutez.
MICHEL – Très juste. Taisons-nous.
YVES – Observons le silence mais plus je regarde, moins je le vois passer. (Il rit.)
MICHEL – Yves, tu arrêtes maintenant.
YVES – Oui, sinon, le maître va prendre des mesures. (Il s’est levé et arpente la scène.)
BŒUF – Je suis à la campagne…dans un cirque à la campagne.
MARC – Là, je ne suis plus d’accord.
BŒUF – Vous n’êtes plus d’accord ?
MARC – Non. Vous arrivez de votre grande ville et vous nous méprisez parce que nous habitons la campagne, je ne suis plus d’accord.
YVES – Ne dit-on pas « Mieux vaut être premier à la campagne que le second à la ville » ?
BŒUF – Et l’éducation, vous savez ce que c’est que l’éducation ?
CHLOE – C’est de notre faute, Maître, veuillez nous excuser.
VIOLETTE – Mais qui a commencé à parler de cinéma ?
ADELE – Maître Bœuf.
BŒUF – Je n’en ai pas parlé, je lisais : nuance, différence, précision. J’ai le dictionnaire des synonymes à votre disposition si vous le désirez.
MICHEL – Nous ne désirons que le calme.
YVES – Et je vous sens tendu, Maître.
VIOLETTE – S’énerver, ce n’est pas bon pour la santé.
ADELE – Maître, voulez-vous vous relaxer quelques instants au jardin avant de poursuivre votre lecture ?
BŒUF – Volontiers, j’aspire à retrouver ma sérénité. (Il pose le testament sur la table.) Le jardin sera mon havre de paix et me permettra de découvrir un autre aspect de la campagne.
ADELE – Suivez-moi. (Ils sortent à l’avant-scène, côté cour. Bœuf revient aussitôt reprendre le testament que Marc et ses deux frères avaient déjà essayé de parcourir.)
MARC – Non mais vous l’entendez ce maître Bœuf, ce champion de la gradation : « Le jardin sera mon havre de paix. »
YVES – Il se moquerait de nous ?
MICHEL – D’où vient-il ?
MARC – De Paris.
VIOLETTE – Paris, ce n’est pas notre monde.
CHLOE – On entend qu’il parle bien.
MARC – Un Parisien n’est pas meilleur que nous. Il m’énerve avec ses airs supérieurs.
MICHEL – En tout cas, il est bien habillé et bel homme.
VIOLETTE – C’est un expert qui parle.
MICHEL – Expert ? N’exagérons rien.
CHLOE – Ne glissons pas sur la pente savonneuse du vice.
YVES – Resserrons donc les boulons…et retrouvons notre calme.
MARC – Si tu pouvais déjà retrouver ton sérieux.
YVES – A ta place, j’irais retrouver…ma femme.
MICHEL – C’est vrai qu’il est bel homme.
VIOLETTE – Ne le taquinez pas, vous n’imaginez quand même pas Adèle lui compter fleurette sur la pelouse.
YVES – Moi, j’imagine très bien.
MARC (se relevant) – Vive la famille !
CHLOE – Mais enfin, tu n’as pas confiance ?
MARC (se dirigeant vers l’avant-scène, côté cour.) – Mieux vaut prévenir que guérir. (Il sort.)
YVES – Comme le dit un vieux proverbe chinois : si tu veux régler tes affaires, appelle un notaire mais ne le laisse pas seul avec ta femme.
VIOLETTE – Tu ne crois quand même pas qu’il est occupé à lui faire la cour ?
YVES – La cour, non mais la pelouse, oui. Il lui fait fumer de l’herbe et ça lui fait un effet…bœuf. (Il imite un drogué puis rit.)
VIOLETTE (amusée, à Chloé) – Tu ne dois jamais t’ennuyer.
CHLOE – Si. Ce n’est pas drôle tous les jours…Enfin, c’est comme partout.
VIOLETTE – Qu’en sais-tu ?
CHLOE – Le courrier des lectrices dans les magazines.
VIOLETTE – Ce n’est pas une référence.
YVES – Le courrier des lecteurs…Quand le peuple s’exprime, c’est pour râler sur les hommes politiques, le mauvais arbitrage de leur club favori …Certains passent leur temps à critiquer.
MICHEL – Deviendrais-tu philosophe ?
YVES – Ma foi !
CHLOE – Ta foi ? Deviendrais-tu croyant ?
VIOLETTE – Quand as-tu mis pour la dernière fois les pieds dans une église ?
YVES – Je devais être petit.
MICHEL – Et comme tu n’as jamais été un enfant de chœur…
CHLOE – Tu oublies ton premier mariage.
YVES – Très juste. Mais je ne voulais pas te faire de la peine.
CHLOE – Quelle délicate attention ! Merci mon chéri.
(On entend des éclats de voix. Bœuf, Adèle et Marc reviennent.)
MARC – Si je vous y reprends !
ADELE – Mais Marc, enfin, c’est ridicule.
BŒUF – Vous n’êtes qu’un rustre, un primaire, un australopithèque dénué de la moindre forme d’intelligence.
MARC – Et ne recommence pas avec ta gradation sinon on y retourne pour régler ça entre hommes.
ADELE – Je te répète que j’avais simplement une poussière dans l’œil. Il s’est penché pour me l’enlever.
YVES – Ce monsieur avait un penchant pour Adèle ?
ADELE – Toi, ce n’est pas le moment !
MARC – Effectivement, tu la fermes.
BŒUF – Vous avez de la chance que le devoir m’incombe de poursuivre ma lecture.
MARC – Ça t’incombe si tu veux mais tu ne recommences plus !
YVES – Vieux proverbe chinois : si tu veux régler tes affaires, appelle un notaire mais...
MICHEL – On t’a dit que ce n’était pas le moment !
VIOLETTE – Cessez vos disputes et asseyez-vous.
CHLOE – Oui, asseyez-vous et poursuivez, Maître .
BŒUF – Ce n’est pas l’envie de partir qui me fait défaut mais je vais néanmoins essayer de poursuivre. (Lisant.) Mais si Sam Lion, incarné par Jean-Paul Belmondo, simulait sa disparition, ne vous attendez pas à ce coup de théâtre. Au moment où maître Bœuf vous lira ces lignes, je serai bel et bien mort. Ne voulant pas connaître la déchéance physique, j’aurai choisi de partir avant que la maladie ne vienne briser l’image positive que ceux qui m’ont connu garderont de moi. Je sais que dans le cas d’une disparition mon héritage peut se faire attendre. Tant que mon corps ne sera pas retrouvé vous risquez de devoir patienter longtemps, très longtemps. Cela m’amène à évoquer le second événement, positif celui-là. Curieux hasard du destin : au moment où j’apprenais que j’étais condamné, je gagnais 5 millions d’euros à la super cagnotte du loto.
TOUS LES AUTRES (en chœur, en criant et dansant) – On a gagné au loto ! On a gagné au loto ! Tous ensemble, tous ensemble, hé ! hé ! Tous ensemble, tous ensemble, hé ! hé !
BŒUF (s’interposant) – Hé ! (Les autres s’arrêtent, surpris.) Je vous en prie, un peu de décence ! N’oubliez pas qu’à la base d’un héritage, il y a un décès ou plutôt, en l’occurrence, une disparition. (Les autres, gênés, se mettent à joindre les mains, pensifs.) Je n’ai pas requis une minute de silence non plus.
TOUS LES AUTRES (en chœur) – Un saint, c’était un saint.
MICHEL – Le meilleur des hommes.
YVES – Saint Luc.
MARC – Maître, lisez-nous la suite de l’évangile.
MICHEL – A nous la grande vie !
VIOLETTE – Michel, toi qui ne veux jamais voyager, je l’aurai ma croisière sur le Nil ?
MICHEL – Je ferai un effort. Elle va durer six mois ta croisière, mon ange.
YVES (à Chloé) – Un tour du monde, je t’emmène faire un tour du monde.
CHLOE – Un an, nous ferons un voyage qui durera un an.
MARC – Silence ! Il y a peut-être encore d’autres bonnes surprises.
BŒUF – Heureusement, enfin, ce n’est qu’une façon de parler, votre frère n’est sans doute plus de ce monde pour voir votre conduite.
YVES – Monsieur le curé, on vous a demandé la suite.
BŒUF – Soit ! (Il reprend sa lecture.) Comme je ne veux pas vous déshériter, je vous lègue à chacun 250 000 euros.
TOUS LES AUTRES (en chœur) – Comment ça 25O 000 euros ? Et le reste ? Et le reste ?
VIOLETTE – Trois fois 250 000 euros, ça fait 750 000 euros.
CHLOE – Il manque donc quatre millions deux cent cinquante mille euros pour faire cinq millions.
BŒUF – Vous maniez mieux les chiffres que la langue française. Si vous le permettez, je voudrais terminer.
MICHEL – Saint Luc, tu parles !
MARC – C’était un salaud.
YVES – Je dirais même plus un beau salaud.
BŒUF – Dois-je vous rappeler le respect dû à un défunt.
MARC – Respect, mon œil !
YVES – Comment a-t-il pu nous faire ça ?
MICHEL – Je ne comprends pas.
VIOLETTE – Deux cents cinquante mille…
CHLOE – Qu’est-ce qu’on peut acheter avec deux cents cinquante mille euros ?
ADELE – Un tas de choses mais on ne peut pas vivre de ses rentes.
VIOLETTE – Si on ne peut pas vivre de ses rentes, qu’est-ce qu’on va faire ?
CHLOE – Nous serons obligés de continuer à travailler.
ADELE (soupirant) – Continuer à travailler…
MARC – C’est impossible, il n’était plus sain d’esprit.
BŒUF – Vous l’aviez pourtant comparé à un saint.
YVES (à Bœuf) – Fais pas de l’esprit, toi, tu n’auras pas le dernier mot.
MICHEL – Une croisière de six mois…
VIOLETTE – Le bateau a coulé.
YVES – Un tour du monde d’un an.
CHLOE – On fera un tour dans le quartier.
MARC – La grande vie, tu parles !
ADELE – Continuer à travailler…Non, pas continuer à travailler.
BŒUF – Le travail, c’est la santé !
TOUS LES AUTRES (en chœur) – Rien faire, c’est la conserver.
MARC – Non, il doit y avoir une erreur.
BŒUF – Je n’ai pas terminé ma lecture. Puis-je poursuivre ?
MICHEL – Allez-y, on se cramponne.
BŒUF (lisant) – Qu’adviendra-t-il des quatre millions deux cents cinquante mille euros manquants pour faire cinq millions ?
CHLOE – J’avais bien compté. (Le notaire manifeste à nouveau sa mauvaise humeur.)
ADELE – Des dons à des bonnes œuvres, je parie qu’il lègue le reste à des œuvres.
YVES – J’en ai une : l’amicale des trois frères démunis.
MICHEL – Nous sommes de pauvres frères.
MARC – Mon pauvre Michel.
BŒUF (lisant) – Qu’adviendra-t-il des quatre millions deux cent cinquante mille euros manquants pour faire cinq millions ? Maître Bœuf se chargera de leur distribution et de leur répartition. Marc, je te demande…
MARC – Comment ça Marc ? Qui vous autorise à m’appeler par mon prénom ?
BŒUF – Je ne me permettrais pas une telle familiarité, je poursuivais simplement ma lecture.
MICHEL – Allez-y, on vous écoute.
BŒUF (lisant) – Marc, je te demande d’accorder l’hospitalité à maître Bœuf. Il pourra ainsi mieux vous connaître et décider en son âme et conscience s’il lègue les quatre millions deux cents cinquante mille euros complémentaires…
YVES – Complémentaire comme le numéro complémentaire.
MICHEL – Foutu loto !
BŒUF (reprenant) – Décider en son âme et conscience s’il lègue les quatre millions deux cents cinquante mille euros complémentaires à des œuvres dont je lui ai fourni préalablement la liste ou s’il les répartit entre vous de la façon qu’il lui plaira, les parts pouvant ne pas être égales ou chacun de vous ne devant pas forcément recueillir une part.
YVES – Une lueur d’espoir.
VIOLETTE – Tout n’est pas perdu.
MARC – Qu’est-ce que c’est que ce charabia ? Vous pouvez relire ? Je ne suis pas sûr d’avoir tout saisi.
ADELE, VIOLETTE, CHLOE, MICHEL et YVES (en chœur) – Moi non plus.
ADELE – Maître, vous pouvez répéter ?
BŒUF – Quand je disais que vous aviez des lacunes en langue française. Je reprends donc :
(Lisant.) décider ainsi en son âme et conscience s’il lègue les quatre millions deux cents cinquante mille euros complémentaires à des œuvres dont je lui ai fourni préalablement la liste ou s’il les répartit entre vous de la façon qu’il lui plaira, les parts pouvant ne pas être égales ou chacun de vous ne devant pas forcément recueillir une part.
MARC (après un temps) – Vous allez habiter ici, nous juger et décider si un, deux ou les trois méritent d’avoir une partie de l’argent, et une partie qui peut varier, c’est ça ?
BŒUF – En effet.
MARC – En effet, comment ça « En effet » ? Tu ne peux pas dire oui ou non ?
BŒUF – J’aimerais éviter le tutoiement.
YVES – Donc, si j’ai bien compris, l’un de nous pourrait obtenir trois millions, un autre un million et le troisième deux cent cinquante mille euros, c’est bien ça ?
BŒUF – Effectivement.
MICHEL – Ou nous laisser trente mille euros de la fameuse cagnotte et léguer tout le reste à des œuvres ?
BŒUF – C’est possible mais si vous devez énumérer tous les cas de figures, nous n’aurons pas terminé avant Pâques ou la Trinité.
MARC – Ecoute, Bœuf, je te conseille maintenant d’éviter les gradations.
BŒUF – Et vous de faire abstraction de toute forme de menace.
MICHEL – Marc, tais-toi.
BŒUF (lisant) – Maître Bœuf prendra sa décision après le temps qu’il jugera opportun. J’espère, Marc, que tu comprendras qu’il est dans ton intérêt de collaborer. Quand il jugera que le temps est également venu, maître Bœuf vous lira à chacun une lettre personnelle. Il ne la communiquera qu’à chacun de vous, individuellement donc, libre à vous ensuite d’en révéler ou taire le contenu aux autres. J’espère que vous avez bien compris que tout ceci n’est pas une farce, vous que ma défunte épouse appelait les tontons farceurs.
MARC – Les tontons farceurs, tu parles !
MICHEL – Il a voulu sans doute dire les misérables.
YVES – Les tontons farceurs…quand j’y repense…Non, je préfère ne plus y repenser…
BŒUF – Puis-je espérer clôturer cette lecture ?
MARC – Nous sommes à la campagne. Ici, ce sont les prairies qu’on clôture.
YVES – Allez-y, Maître.
BŒUF (lisant) – Nous arrivons au terme de cette lettre et bien que ceci ne soit pas exactement ce qu’il convient d’appeler un testament, je vous remercie de respecter mes dernières volontés et vous souhaite à chacun une longue vie heureuse. Votre frère Luc.
ADELE – Une longue vie heureuse…dans le dénuement.
VIOLETTE – Dans la pauvreté.
CHLOE – Dans la misère.
(Marc se relève.)
MICHEL – Où vas-tu ?
YVES – Marc, réponds.
MARC – Près de la rivière…respirer…me calmer parce que ça bout à l’intérieur.
(Marc sort à l’avant-scène côté cour.)
ADELE – Je n’aime pas ça. (Elle sort à son tour.)
VIOLETTE – Je crois qu’il conviendrait de hisser le drapeau blanc à présent.
CHLOE – Crois-tu que nous étions en guerre ?
MICHEL – Je pense qu’il vaudrait mieux se taire.
YVES – Et observer le silence…même s’il est lourd.
BŒUF – Il est vrai que la situation est…comment dire ?…
MICHEL – Simplement, dites-le simplement, Maître.
BŒUF – Oui, je vois. Je disais donc que la situation est particulière et, comprenez mon embarras, je ne veux en aucun cas m’ériger en censeur.
MICHEL – En quoi ?
YVES – En…comme vous dites, c’est vrai qu’on était entre hommes, pas de…sœurs, quatre frères à la maison.
BŒUF – Hm…je voulais dire que ma situation était difficile, je ne veux pas être celui qui critique, qui juge…mais comme il me faut bien respecter les dernières volontés de votre frère…votre frère sans sœur…puisque vous étiez entre hommes à la maison…Je dois me déplacer jusqu’à ma voiture. Par où passé-je pour éviter le jardin ? (Yves lui désigne le fond côté jardin. Il sort, en emportant son attaché-case et après y avoir rangé ses affaires.)
CHLOE – Quatre millions deux cent cinquante mille euros pour faire cinq millions…Je n’en reviens pas.
YVES – De ton tour du monde ? Tu n’auras pas besoin d’en revenir puisque tu n’auras même pas l’occasion de partir.
VIOLETTE – Ce n’est pas possible, il nous mène en bateau ce Bœuf !
MICHEL – Ton bateau ne remontera jamais le Nil, Violette. Ton rêve finit dans le ventre d’un crocodile.
VIOLETTE (pleurnichant) – Un sac en peau de croco, je veux un sac en peau de croco.
YVES – Tu en auras un en peau d’alligator, c’est caïman la même chose. (Il sourit.)
CHLOE – Comment peux-tu en rire ? J’ai envie de pleurer.
YVES – Allons, allons ! Dédramatisons, réfléchissons, essayons de trouver une solution.
CHLOE – J’ai beau habiter la campagne, j’ai compris : il va nous juger et attribuer ensuite l’argent comme il l’entend.
VIOLETTE – Et nous ne pourrons pas contester puisqu’il ne s’agit pas d’un héritage à proprement parler.
YVES – Une solution, il y a sûrement une solution…Et si on butait le notaire ?
MICHEL – Et comment récupéreras-tu l’argent ? Il le détient en lieu sûr.
YVES (se relevant) – Marc a peut-être une idée. Je vais le voir. (Il sort à l’avant-scène, côté cour.)
VIOLETTE – Quand deux frères discutent, le troisième se doit de les rejoindre.
MICHEL (à Violette) – Tu crois ?
VIOLETTE – Ne fais pas encore le timide, vas-y. (Michel sort en courant. Un temps.)

SCENE 5: CHLOE et VIOLETTE puis ADELE et BOEUF

CHLOE – Ça se divise cinq millions ? Ça fait combien pour une part ?
VIOLETTE – Une part ?
CHLOE – Une part pour chaque couple.
VIOLETTE – Six millions, ça en ferait deux. Donc, deux millions moins trois cent trente-trois mille trois cent trente-trois, cela fait un million six cents mille six cents soixante-six euros.
CHLOE – C’est mieux que deux cents cinquante mille.
VIOLETTE – Nettement mieux.
CHLOE – On peut faire le tour du monde.
VIOLETTE – Une croisière sur le Nil…avec vue sur les crocodiles.
CHLOE – Des kilomètres de sacs à main.
VIOLETTE – Tu as tellement de mains que tu ne sais plus où les mettre.
CHLOE – Parce que tu n’as plus assez de poches.
VIOLETTE – Les poches sont pleines…pleines d’euros.
CHLOE – Ça fait du bien de rêver.
VIOLETTE – Ça fait surtout du bien quand ça rime avec la réalité.
CHLOE – La réalité malheureusement, ce sont nos petites combines. Quand maître Bœuf les découvrira, il lèguera tout l’argent à des bonnes œuvres.
VIOLETTE – Un notaire, c’est un homme d’argent : il est peut-être possible de trouver un terrain d’entente. Proposons-lui un certain pourcentage de la somme.
CHLOE – Qu’entends-tu par « un certain pourcentage » ?
VIOLETTE – Cinq pour cents par exemple, mais à discuter avec les autres évidemment.
CHLOE – Avec toutes les parties, comme on dit dans ces cas-là.
VIOLETTE – Cinq pour cents de cinq millions, ça fait combien ?
CHLOE – Heu !…Je divise cinq millions par cent et je multiplie par 5, ça fait…heu…ça fait…
VIOLETTE – …un joli magot, ça fait un joli magot, il serait à l’aise pour le restant de ses jours.
CHLOE – Et nous également, tout le monde est gagnant mais on revient toujours au même problème : il détient seul l’argent. Il est donc libre de décider ce qu’il voudra.
VIOLETTE – On tourne en rond.
ADELE (revenant) – Je n’ai jamais vu Marc dans un état pareil, il va me faire un infarctus.
CHLOE – A-t-il une idée pour sortir de ce guêpier ?
ADELE – Il est incapable d’avoir la moindre idée pour l’instant.
VIOLETTE – Et Yves et Michel ?
ADELE – Ils consacrent toute leur énergie à essayer de calmer Marc. De toute façon, il faut réfléchir à froid, quand la passion sera retombée.
(Bœuf revient porteur d’une valise. Adèle est surprise.)
BŒUF – Je suis associé avec un confrère, je peux donc m’absenter sans causer trop de soucis.
ADELE – Vous allez vous installer ici ?
BŒUF – Sans doute pour une semaine environ. Je pensais que vous aviez compris.
ADELE – J’ai bien saisi mais vous voir porteur d’une valise, ça me fait un choc !
BŒUF – Je comprends. D’après ce que m’avait dit votre beau-frère Luc, vous avez la possibilité de m’offrir l’hospitalité.
ADELE – Heu…oui, j’ai une chambre d’amis.
VIOLETTE (en aparté à Chloé) – Chambre d’amis, tu parles !
CHLOE (en aparté à Violette) – Chambre d’ennemis est une expression plus appropriée.
VIOLETTE (même jeu) – Ce n’était pas un testament mais une déclaration de guerre.
CHLOE (même jeu) – Monsieur le notaire, tirez le premier.
ADELE – Si vous voulez bien me suivre.
BŒUF – Avec grand plaisir, chère madame.
(Ils rentrent dans la maison par la porte du fond.)
VIOLETTE – Et s’il s’était réellement passé quelque chose tantôt au jardin ?
CHLOE – Quand Marc s’est fâché ?
VIOLETTE – Oui, la poussière dans l’œil.
CHLOE – Mais qu’est-ce que tu vas chercher !
VIOLETTE – En tout cas, les voilà ensemble dans la chambre.
CHLOE – Tu m’intrigues : allons voir.
VIOLETTE – Et si jamais on les surprend ?
CHLOE – On mangera du bœuf pour dîner.
VIOLETTE – Bien parlé. Allons-y, Chloé !
(Au moment où elles veulent rentrer, Adèle ressort.)
ADELE – Que se passe-t-il ? Vous veniez me donner un coup de main ?
VIOLETTE – Tout dépend de ce qu’il fallait faire.
ADELE – Vous vouliez faire un mauvais sort à maître Bœuf ?
CHLOE – Ce ne serait pas une solution et puis, comme tu l’as dit, Adèle, il est préférable de laisser passer un peu de temps, de ne pas réagir à chaud.
VIOLETTE – Bref : de laisser refroidir le bœuf avant de voir à quelle sauce nous pouvons le manger…Adèle, crois-tu qu’on arriverait à le séduire ?
ADELE – Le séduire ?
VIOLETTE – Mais oui, c’est peut-être la solution.
ADELE – Tu sous-entends qu’il faudrait payer de notre personne ?
CHLOE – Un notaire a sûrement tout ce qu’il faut de ce côté-là.
ADELE – Que veux-tu dire par là ?
CHLOE – Par là, je n’entends pas grand-chose. (Elles se mettent à rire.)
VIOLETTE – On la connaît par cœur mais ça fait du bien.
CHLOE – C’est à lui qu’il faudrait faire du bien, appelons un chat un chat.
ADELE – Je lèguerais mon corps…de mon vivant ?
CHLOE – Ce n’est sûrement pas la première fois. Et puis, léguer…Rien ne t’interdit d’y prendre du plaisir.
ADELE – Evidemment, je n’ai pas fait vœu de chasteté.
VIOLETTE – Et le notaire non plus…de sorte que…
ADELE – De sorte que ?
VIOLETTE – Un peu de gymnastique n’a jamais fait de tort à personne.
CHLOE – C’est même recommandé pour la santé.
VIOLETTE – Mais plutôt que d’y prendre du plaisir, il faudrait lui en donner.
CHLOE – Pour lui donner…l’envie de nous léguer la plus grosse part du gâteau. Je veux mon tour du monde.
VIOLETTE – Et moi, ma croisière sur le Nil.
ADELE – Surtout s’arrêter de travailler…et de prendre des risques avec toutes nos combines qui pourraient mal finir un jour…et nous envoyer à l’ombre.
VIOLETTE – Si nous allions plutôt rejoindre nos maris au soleil ? Ils ont peut-être été touchés par l’inspiration.
CHLOE – Allons respirer au jardin qui sait ? ça aide peut-être à réfléchir. (Violette et Chloé se dirigent vers l’avant-scène, côté cour.)
ADELE – Je vous propose d’aller plutôt respirer ailleurs qu’au jardin. Je connais Marc : il ne chassera pas ses frères mais il a besoin de calme et de solitude. (Elles sortent finalement par le fond, côté jardin. Marc, Michel et Yves rentrent à l’avant-scène, côté cour.)

SCENE 6: MARC, YVES et MICHEL

MARC (furieux) – Je vais le réduire en morceaux, ce maître Bœuf, lui envoyer un kamikaze pour le faire sauter. Qu’on retrouve ses petits bouts de viande un peu partout pour les ramasser et les proposer en conserve ! L’exploser, le disséminer, l’éparpiller, le conduire à l’abattoir, ce maître Bœuf, à l’abattoir !
MICHEL – Calme-toi, calme-toi. Tu vas nous faire un coup de sang.
YVES – Et tirer ta révérence comme Luc.
MICHEL – Calme-toi, Marc, calme-toi, je t’en prie.
MARC – Quand j’en aurai terminé avec lui, même sa propre mère ne pourra pas le reconnaître, c’est l’ADN qui permettra de l’identifier, l’ADN ! Il ne restera plus de lui qu’une trace, un vestige !
YVES – Tu fais dans l’archéologie ?
MARC – Non, je fais la guerre à la bêtise.
MICHEL – Calme-toi, calme-toi.
MARC – Comment ce notaire ose-t-il nous juger ?
YVES – « Les cons, ça ose tout, c’est même à ça qu’on les reconnaît. », je cite.
MICHEL – Tu cites ?
YVES – Il faut rendre à Audiard ce qui appartient à Audiard et aux tontons flingueurs ce qui appartient aux tontons flingueurs.
MARC – Et rendre à Paris ce qui appartient à Paris : en boîte de conserve qu’il va y retourner, en boîte de conserve et par colis express je te le dis ! Je ne vais pas le flinguer, moi, je vais le tuer de mes propres mains : à l’arme blanche, au hachoir ! Et je vais prendre mon temps, faire durer le plaisir. Son dernier soupir ne sera qu’un long gémissement, un long gémissement !

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