Le petit jardinier en son grand potager

Une nouvelle ou un petit conte cruel, où nature et culture se cotoient...

Fiche

Année
2005
Édition
Communaut Franaise, INCONNU, Les arts narratifs

Extrait

C’est un pays reculé où rien jamais n’a voulu pousser. Juste le chêne vert et l’herbe sèche. Un pays de monts, de vent et de pierres, de contrastes. Les villages n’y portent pas de nom. On n’en a pas besoin. On suit son troupeau et les chèvres connaissent tous les chemins. On cultive sans y croire ce que la terre consent à nourrir, de tout petits lopins épierrés, juste de quoi tenir. On accepte les enfants qui naissent sans qu’on les ait voulus, car tous ne survivent pas. Les hommes sont rudes, qui essayent de croire encore en Dieu.

Il est dans ce pays de chevriers un homme dont nul ne sait rien. On s’est habitué à sa lointaine présence sur le coteau d’en face, là où la terre n’appartient à personne. Les chèvres évitent ce versant et on dit qu’un loup…
Ce petit homme est robuste comme un tronc, ses jambes sont courtes, ses mains sont vertes et ont forme de fourches-bêches. Est-ce sa peau, couleur de chamoisette ou ses prunelles, qui passent du mauve au gris selon la météo ?, quelque chose en lui est étrange. Il ne compte ni n’écrit ni ne lit, mais ce n’est pas rare. Il ne parle pas, mais à qui parlerait-il ? Il boit l’eau de la pluie. De deux bouts de bois frottés, il fait un feu. Il s’est construit un abri en forme de tipi, en bordure de la clairière. Il attrape chaque année un louveteau, parfois un renard, boit son sang, en garde la fourrure et offre sa viande à la nature. Il ne se nourrit que de fleurs, de grain, de légumes et de fruits, et il est bien nourri. Sur son passage, et sans doute est-ce cela le plus étrange, les chemins fleurissent.
C’est qu’il sait, du fond de son âme, choisir les meilleures graines et les faire stratifier. Il sait, sans jamais l’avoir appris, labourer et béquiller. Il sait quand sarcler ou biner, fumer ou pailler. Il sait les yeux fermés rabattre et marcotter. D’instinct, il sait greffer et ligaturer. Comme personne, il sait aussi ressuyer avant de composter. Il sait à tout moment, en levant le nez, si le temps va changer et, après le gel, il sait rechausser. Et comme il sait ensiler, il a de quoi manger tout l’hiver.

C’est un protégé des Cieux, dit-on au village. Car on ne comprend pas. La patate a toujours eu le mildiou et la courgette toujours souffert de l’oïdium. Alors, on cherche des explications. Ou un coupable. Et on l’épie, maintenant, comme on l’a ignoré, longtemps. On va par deux sur le coteau d’en face.
Et voilà, on a vu.
Un potiron pulpeux, ça rend susceptible. Un fier artichaut, ça vous nargue. Un fenouil charnu, ça éveille la colère. Et quand les radis piquent bien, ça tourne la tête et c’est contagieux. Et puis ces coquelicots, qui sèment au vent leur carnation en de grandes flaques rouges. C’est monstrueux. Et à quoi ça sert, les fleurs ? Et la couleur, hein, la couleur ? Dans ce pays de vert de gris, le rouge, ça fait tache. Tout ça, c’est trop pour un seul homme, fût-il réellement protégé des Cieux. Ailleurs ou en d’autres temps peut-être le trouverait-on seulement différent, voire talentueux, mais ici on se méfie des ailleurs, de la différence et du talent. On est jaloux et c’est logique. Les printemps dégoulinent, les étés se tarissent et les loups dévastent les troupeaux affaiblis par la rareté de l’herbe. Puis, vient le long hiver. Dans les masures qui se font petites sous le vent, les femmes raclent le fond des plats et partagent le lait allongé d’eau, entre les enfants blafards et les vieux qui s’endorment autour du poêle. Décembre est particulièrement mauvais. On le sait tous : il n’y a pas que la mâche qui ne le passera pas, cet hiver-ci.