Je n'aime pas les listes

Publié le  15.12.2017

Nous avons passé commande d'une liste à Khristine Gillard, comme à d'autres cinéastes à l'occasion des 50 ans de soutien public au cinéma belge. Cette liste devait reprendre 5 "coups de coeur" ou films belges qui auraient pu l'influencer dans sa pratique, la toucher, pour l'une ou l'autre raison. Elle a choisi de nous envoyer ce texte, que nous sommes heureux de reprendre sous la forme d'un billet:

 

Je n'aime pas les listes. Ni les hit-parades, les catégories, les concours, les quizz. J'ai toujours été mauvaise avec les noms, les dates. Je range mes livres par couleur. Mon cerveau est incapable de traverser le cinéma belge et de mettre cinq noms en gras. Ce qui me vient à l'esprit quand je pense à ce qui m'a influencée, inspirée, c'est un geste, une atmosphère, un visage, une manière de raconter, une démarche, un temps passé à la rencontre, une façon de prendre la parole, une fragilité, une rugosité, une justesse. Le choix d'un outil ou l'intégrité d'une logique de production. Il y a toutes ces relations entre des images et des sons, entre des humains et des caméras, entre des images projetées et le lieu où on les reçoit, toutes ces sensations, pas forcément agréables, qui nous bousculent, qui nous questionnent, qui se logent profondément - parfois discrètement au point de se laisser oublier et de faire anonymement partie de nous - et qui pénètrent nos pratiques et nos gestes.

Immédiatement, dans le désordre et avec une joyeuse marge de confusion, les associations d'idées qui me viennent ne sont pas circonscrites à un territoire géographique ou administratif (tiens, je ne m'étais jamais posé la question de savoir si elle/il est belge). Qu'est-ce que ça veut dire au fond "le cinéma belge" ? Ça dépend de qui parle. Est-ce un statut lié à l'attribution de subventions, à une résidence fiscale, à une certaine reconnaissance ? Ou plutôt un ensemble cinéma porté par celles et ceux qui pour un temps vivent, travaillent, s'imprègnent, pensent, ici, en lien avec ailleurs, en français, néerlandais et toutes nos autres langues ; et qui se reconnaissent naturellement dans ce terrain de complicités et cet entre-flux d'énergies ?

Je n'aime pas les listes parce qu'elles sélectionnent. Elles représentent. Elles excluent. Et elles oublient forcément. Alors, répondre à la "commande" en me réappropriant la consigne, regarder de l'intérieur, et dire une partie de ce qui, au-delà de toutes les listes d'auteurs et de films, a marqué mon chemin : un esprit, des rencontres, des façons.

[ Cher Bela, si vous publiez quand même ceci, merci de ne pas mettre en page sous forme de liste :-) ]

Pour la "part belge" donc, c'est entre autres le festival Filmer à Tout Prix de Micheline Créteur. C'est le P'tit Ciné, les ateliers de production, les producteurs téméraires, le jusqu'auboutisme de quelques cinéastes-producteurs/trices. C'est une caméra super 8 mm glissée au bon moment par Marco Laguna avec le conseil "règle sur l'infini", pour réaliser des images pour l'un de ses films élégamment autoproduits. C'est la découverte des possibles d'un cinéma volontaire, low-budget assumé, vécu. Un cinéma de connivences. Violemment humain. C'est la rencontre décisive avec Sébastien Koeppel, qui m'offrira ma première caméra, deviendra le chef-opérateur de mes films et m'apprendra la lumière et la patience du regard. C'est l'art de l'écoute de Manu de Boissieu, ingénieur du son qui accueillera avec confiance les paroles récoltées avec les moyens du bord pour mon premier film, et qui m'ouvrira les oreilles. C'est Julien Contreau, qui m'accompagne obstinément au montage, et aujourd'hui en production. Ce sont les premières visions critiques impitoyables avec Massimo Ianetta. C'est Jen Debauche, cinéaste expérimentatrice, qui m'a appris à développer et sculpter le film argentique, et notre belle bande de cinéastes laborantin.e.s du LABO Bxl, laboratoire cinématographique partagé. Belges de naissance, d'adoption, d'immersion. Et aussi tou.te.s celles et ceux qui persistent, qui osent, qui refusent les compromis, qui font magnifiquement malgré, qui bravent avec force et intelligence le manque d'argent, les codes, les soi-disant interdits, la mode, le marché, les pressions administratives, les lois biologiques, l'impossible. Ceux et celles qui inventent des outils et transmettent des savoir-faire, qui soutiennent, qui créent des lieux où on peut encore partager des films. Ces héros et héroïnes têtu.e.s et insolent.e.s, qui y croient, qui sont habité.e.s, et qui nourrissent généreusement - avec ardeur et rage - un certain cinéma "fabriqué en Belgique". Merci.

 

Khristine Gillard

15 décembre 2017

 

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