L’enfant qui court dans la Salle des Pendus

Publié le  10.07.2015

"Il est essentiel que l'œuvre d'art

parvienne à parler à chacun

d'une manière singulière"

Christian Boltanski

 

Plongée dans la pénombre, une noria de manteaux noirs suspendus à des cintres circule, entre sol et plafond, au rythme lent et légèrement saccadé d'un rail-convoyeur dont le mécanisme émet un incessant cliquetis métallique qui égrène inlassablement chaque seconde. Fantomatique défilé de manteaux d'hiver, d'été, d'entre saisons, de tous modèles, tailles, matières, usagés, portés, importés, déportés qui processionnent sans fin en cet espace clos qu'il habite totalement.

 

Un jeune garçon pénètre dans la salle. Intrigué, il regarde le ballet des manteaux… des vêtements qui bougent tout seuls… une penderie magique en marche dans la nuit… un manège à fringues, pour petits et grands… un truc marrant dans un lieu qui ne l'est pas toujours… Déjà, il s'est élancé à l'assaut des manteaux, les course à toutes jambes, bras écartés, les heurte, les bouscule, les projette les uns contre les autres, tente de les dévier de leur trajectoire, les secoue comme des pantins agités… de guerre lasse, certains se décrochent de leur cintre, s'affaissent sur le sol, il les ramasse au passage, s'en couvre la tête, le corps… s'en revêt…  bientôt, il disparaît sous les couches superposées de tissus noirs, petit gnome sans tête ni visage ni bras ni jambes… improbable porte-manteaux qui court à contre-sens du mouvement imposé… qui court, mais déjà moins vite… encombré, alourdi, aveuglé par le poids et l'opacité des défroques accumulées… ralenti par les vêtements dont il s'est couvert, recouvert ou qui traînent à sa suite… à son insu, déjà promis à… mais l'ignorant encore… innocence de l'enfance, absolue liberté du jeu…

 

"Si un enfant dit « c'est comme un carrousel », je lui dirai qu'il a raison", affirme[1] l'artiste  qui ajoute, "l'œuvre d'art a cette belle particularité qu'elle est à la fois précise et imprécise (…) chacun la considère à travers le prisme de son passé, de sa connaissance et de son désir."

 

Déconcertés à la vue de ce cortège spectral au couleur du deuil, les adultes, eux, slaloment prudemment entre les manteaux qui pendillent… évitent de les toucher autant que faire se peut… parfois, un furtif contact de la main, comme on vérifie la qualité d'un tissu… à l'évidence, troublés…

 

Tout l'inverse de l'enfant qui s'est approprié ludiquement les manteaux, les a pris à bras le corps, engageant avec ces personnages-objets trop sages à son goût, une lutte libre, un vif corps à corps, le temps de quelques clics à l'horloge invisible qui bat comme un cœur…

 

La déambulation précautionneuse, contenue, toute en retenue des adultes n'est pas sans rappeler celle de visiteurs dans les allées d'un cimetière… respect à l'égard des corps absents des manteaux ?... corps d'hommes, de femmes, d'enfants dont les manteaux suspendus ont gardé dans leurs fibres les formes, l'empreinte, l'odeur… traces mémorielles qui témoignent de leur existence passée…

 

Le garçon a cessé de courir. Il s'est débarrassé de ses manteaux, tas informe qu'il cale du pied au bas d'un mur… se dirige vers le fond de la pièce, la quitte par une porte à peine visible dans la semi-obscurité. Rétabli en son corps d'enfant libre de ses mouvements, s'en est allé… à la rencontre d'une nouvelle histoire cool à se raconter…

 

…ici, en cette salle des pendus de l'ancien charbonnage, où les mineurs accrochaient leurs vêtements de ville avant de descendre au fond… et partout ailleurs, chaque fois que le vêtement d'une personne disparue porte témoignage de sa mise à nu prélude à sa mise à mort violente… en chacun des lieux où la re-présentation de l'habit dit l'homme lâchement assassiné…

 

Et, après ?... Que réserve la dernière séquence, celle qui attend derrière cette porte close…

Celle qui ultimement scellera la dramaturgie … celle dont on ne peut imaginer qu'elle puisse être encore plus… mais qu'obscurément, on…

Celle qui,

Face à l'impressionnant terril de rebuts textiles, sombres comme l'effroi, amassés du sol au plafond sur une hauteur de plus de trois mètres… débris de tissus déchirés, éraillés, déstructurés, fragments de vêtements altérés, déformés, broyés, comprimés, rendus totalement méconnaissables…

Vous laisse sans voix… le cœur serré à se rompre… anéantis

Celle que l'enfant, tenté un instant, s'est abstenu d'escalader…

 

[1] In, brochure « Exposition Christian Boltanski au MAC's, Musée des Arts Contemporains au Grand Hornu, Belgique, 15. 03 - 16. 08. 2015 ».

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