Treize fois moi

Lautrec, Borges, Glenn Gould, Meyrinck, Madame Wilde et Simenon, le Dotremont des logogrammes , Stephen King, Jean Ray et Kerouac, et Jean-Louis David comme Philip K. Dick, et peut-être Kafka : ils sont tous là, je crois, pas n’importe comment. Comprenons-nous bien. Plus que des exercices de style ou d'admiration, il s'agit d’insinuer qu’au-delà de leurs voix propres, ces artistes partageraient un état d'esprit où réel ordinaire et vie rêvée communiquent de plain-pied. Tout en relativisant leur identité : comme si chacun d'entre eux regrettait ouvertement ou non l'absence d'un double… A moins qu'il ne s'agisse de mon timbre de voix, de ma propre musique que je plaquerais sur eux ainsi qu'un seul accord sur des claviers multiples ? Au fond, je me les approprie, me dis-je… Pour mieux me perdre en eux, ou pour me retrouver ?

Fiche

Année
2006
Édition
Éd. Sens & Tonka

Extrait

Lecture de Lautrec "Rappelle-toi que la vie au grand air et au grand jour est la seule saine..." Je veille à ne suivre en rien ce précepte acide du Comte Alphonse, mon père, qui avait comme j'en ai des pulsions ludiques à se déguiser. Alors, le sens de la nature que je dissimule en moi me fait évoluer en ville tel un animalier, parmi des hommes semblables aux amuseurs d'un cirque froid et des femmes dont les chignons fantasques m'évoquent Loïe Fuller, la danseuse à succès : ses cheveux et ses voiles jetés haut, traversés de faisceaux électriques, qui occultent le volume de son corps sur les pointes et en font un volute en mouvement. Car, ne croyant à rien, j'aime la peinture décorative, et j'affiche ma prédilection pour les arts qualifiés de mineurs... Oui, le délice de tracer ne m'est complet que dans la vivacité de l'esquisse, l'arabesque, la sinuosité des formes. J'apprécie donc l'ourlé du nez et une claire découpe des narines, chez ces femmes que moi, leur cher tyran, je vois d'abord d'en bas... Et le peu de goût que j'ai pour le léché, ce que j'appelle mon infini, me permet de restituer à ravir le jeu filiforme des jambes des trottins, l'articulation chantournée des petits rats d'opéra ou de guinguette, et les allers, et les venues de ces chanteuses dont je rends graphiquement le phrasé, le débit de tuberculée. Je décris d'assez loin, en fait, mes pieds ballants par-dessus le parquet d'un salon chic ou non, à la Revue Blanche ou au bordel, posté que je suis sur un canapé de cuir vert : vert sombre comme une panse de bouteille, qui donne leur profondeur aux noirs dont il est l'écho; ou vert plus tendre, merde d'oie dirait Jean Lorrain, ce vert infectieux que j'avais choisi pour le tirage anglais de mes lithographies d'Yvette Guilbert. Et donc, je suis un spectateur teinté d'humeur mauvaise, le flatteur éhonté d'une diversité de belles dangereuses. Dont celle que j'appelle Gambetta, lesbienne borgne en rue Breda. Mais c'est déjà, crois-je, concéder trop d'honneurs à la nature horrible, fût-elle humaine, que de lui faire face. Que de la toiser du sommet de mes trois pommes, appuyé de biais sur la canne d'osier que j'appelle mon crochet à bottines. J'aurais plutôt dû jouer ma vie accoudé à un bar, le dos aux gens à la manière d'Antoine du Théâtre Libre, et mieux : leur montrer ouvertement le derrière, comme je le fais en des parties fines au bord de la mer, où, déculotté, je m'enivre et défèque sur les flots zigzaguants... Voilà mon modern'style! Je suis, oui, anglomane à mes heures, bookmaker des passions qui regarde défiler la vie, le temps, les tournées d'alcool. J'aime en effet, parfois, me mettre une veste blanche et, la boule à zéro derrière mon binocle d'or, figurer un serveur de bar américain. Comme celui de la Rue Royale dont je suis le prince, ou du Cosmopolitan de la rue Scribe... J'y observe les gens, et je ricane de découvrir que cet homme gros, cocher des Rothschild, à la même épaisseur que le cher Oscar Wilde. Puis, sans qu'on s'inquiète de moi, je fais des grimaces, je m'extériorise dans le fol espoir d'oublier tout à fait la banalité d'un monde englouti par la nuit.