L'Enclos des fusillés

Des bébés africains retrouvés morts dans L'Enclos des Fusillés, à Liège, où reposent en paix des héros de la Seconde Guerre mondiale…Une paix compromise par l'exhumation de deux corps minuscules enchevêtrés, blottis dans une serviette de bain jaune pour tout linceul. Qui a enterré les nouveau-nés dans ce lieu quasi sacré? Gabrielle Werner, la juge d'instruction chargée de l'enquête, est bouleversée par ce "gaspillage d'enfants", elle qui cherche désespérément à devenir mère.

Fiche

Année
2017

Extrait

- Je vous dérange ?
Ravel savait qu’elle était de garde, nom de Dieu, pas besoin de faire semblant.
- On vient de faire une découverte dans le parc à l’Enclos des fusillés. Je crois que vous devriez passer. Vous avez de la veine, c’est tout près de chez vous. Ah j’oubliais. J ‘ai prévenu votre greffière.
De la veine ? Dans une heure, sa garde aurait été terminée.
Quelquefois Gabrielle se demandait si le commissaire ne se payait pas sa tête.
À l’entrée de l’Enclos, Anna, sa greffière l’attendait. Elle avait pris le temps de préparer un thermos de café serré à son intention. Gabrielle se saisit du gobelet brûlant.
- Vous me sauvez, Anna.
Le commissaire Ravel l’attendait aussi, il paraissait plus voûté que d’habitude, la tête lourde sous sa tignasse de cheveux argentés. Au bec, un de ses éternels cigarillos. Pas si loin de la retraite, songea Gabrielle.
Près du mur du fond, elle aperçut le substitut, l’air captivé comme d’habitude par n’importe quoi sauf la scène de crime, la tête du bonhomme qui était là par erreur et s’ennuyait poliment en homme bien éduqué.
- Bonjour Madame la Juge. Ravi de vous trouver sur cette affaire.
Comédie des fausses surprises, c’était lui qui l’avait désignée même s’il faisait mine de la découvrir. Elle remercia d’un hochement de tête. Ravel l’entraîna en lui pinçant le coude.
- Un coup de fil d’un promeneur de chien. Ce matin au premier lever de pattes, l’animal a trouvé une petite chose qui dépassait d’une tombe. Il nous a appelés. Je parle du maître bien sûr. Et j’accepte un café aussi, ma belle Anna.
La belle Anna lui tendit le thermos sans sourire, elle n’avait pas vocation à se transformer en cantinière pour n’importe qui et surtout pas pour ce type qui collait aux basques de sa patronne.
Des policiers formaient une haie de protection devant la pelouse d’honneur et son régiment de croix serrées qui épelaient les noms des résistants exécutés par l’ennemi lors de la dernière guerre. Plus loin s’ouvrait une clairière herbeuse nimbée de soleil et au centre, trois poteaux de bois délavé dont on aurait volontiers oublié la fonction si on ne distinguait, en s’approchant, les déchirures des balles et les reflets sombres de traces de sang rincées par les pluies et le temps. L’endroit était sournoisement enchanteur et il n’était pas rare de voir des amoureux ou des promeneurs soucieux de solitude y trouver refuge. Gabrielle allait elle-même quelquefois y cueillir un peu de ce silence de qualité qu’offrait la proximité d’une armée de fantômes bienveillants.
Des hommes agenouillés creusaient, courbés, tels des archéologues penchés sur un terrain de fouilles. Les gens du labo. Ils s’écartèrent et elle découvrit deux corps de bébés, minuscules, enchevêtrés, blottis dans une serviette de bain jaune pour tout linceul.
Gabrielle porta la main à son ventre et s’agenouilla face à ces corps violentés jusqu’à la mort, elle se força à regarder sans toucher. Les deux petits corps étaient barbouillés de terre, il avait plu, mais sous la poussière, on remarquait les traits négroïdes.
- Les nouveau-nés de couleur naissent souvent presque blancs. Au maximum café au lait avec plus ou moins de lait, dit Ravel. Mais ici, il n’y a pas de doutes.
Gabrielle se força à énoncer les faits pour Anna, affairée à prendre note.
- Les petits cadavres semblent ceux de jumeaux noirs ou métis que quelqu’un a enterrés presqu’à fleur de terre, au milieu des tombes des suppliciés de la dernière guerre, dans le Sanctuaire des Fusillés.
- Subtil, soupira Ravel. Qui viendrait gratter parmi les tombes où l’on sait qu’un cadavre existe déjà ? Sauf un imbécile de clebs. Ça devrait être interdit de laisser son chien pisser dans un cimetière.
Gabrielle avait bien envie de maudire ce chien qui venait de lui plomber sa journée, mais il valait mieux réserver les malédictions à ceux qui avaient tué, ou en tout cas enterré, les nouveau-nés, même pas dans le fond d’un jardin, enfouis, protégés dans une caisse de bois, non, emballés dans un drap de bain, à la va-vite, liés pour une ténébreuse éternité comme leur gémellité leur promettait de l’être pour la vie.
Elle pensa à Hélène. Elle réfréna une nausée.
Le commissaire lui toucha le bras.
- Voilà le témoin et son limier.
Un homme chauve en bottes de chasseur tenait au pied un teckel noiraud qui s’époumona dès qu’il les vit approcher. Le substitut les avait rejoints, toujours silencieux. Elle voyait venir le moment où il lui dirait qu’il s’en lavait les mains, qu’il lui laissait tous les pouvoirs, il détestait les descentes sur le terrain. Elle aussi au fond.
- Doucement, Vénus, ces messieurs dames sont gentils, rassura le propriétaire dudit limier.
Son pied la démangeait d’envoyer un bon coup au roquet ou plutôt à la roquette, droit du genre obligeait.
- Racontez-moi, Monsieur…
- Bertrand. Alexis Bertrand. Retraité de la banque. Chaque matin, vous voyez, je sors Vénus, elle est pleine de vie, cette petite, et quand nous entrons dans l’Enclos, je la libère. C’est sans danger pour elle puisque c’est un enclos, ajouta-t-il avec finesse. Elle adore. Dès qu’on passe le pont puis les haies d’entrée, elle commence à frétiller et s’en donne à cœur joie.
- Vous savez qu’il n’est pas permis de lâcher des chiens ici ?
- Vénus et moi, nous sommes très respectueux, elle ne fait jamais ses besoins sur les tombes, je le lui interdis.
- Et ce matin ?
- Je l’ai vue s’arrêter et renifler là, juste chez Julius Sarment. Je les connais tous. En attendant que Vénus se dégourdisse les pattes, je lis les noms, les dates de décès pour passer le temps. À côté de Julius, c’est Albert, puis le cadet de la bande, Hector, un gamin de seize ans à peine. Vous savez, à force, je me suis intéressé, j’ai lu tout ce que je trouvais sur eux.
- Et ?
- Et je me suis précipité pour la gronder, elle aboyait sur quelque chose qui dépassait. J’ai mis mes lunettes parce que, vous voyez, à mon âge…
- Je vois.
- Alors, je me suis penché, j’ai vu une petite main qui pointait, une toute petite main d’enfant et là, j’ai pris Vénus sous le bras et je suis rentré en courant pour vous téléphoner.
L’idée de Vénus ballottée tête ahurie aurait pu la faire sourire en d’autres circonstances. Elle remercia le témoin, Anna nota les coordonnées, pour le cas où, mais nous nous efforcerons de ne pas vous ennuyer, l’homme assura qu’il demeurait à leur disposition, cela ne l’ennuyait pas, il était prêt à tout répéter une nouvelle fois. Elle voulait bien le croire.
Le substitut mit une main gantée sur son épaule en guise d’au revoir.
- J’attends votre rapport dès que possible, Madame Werner.
Gabrielle resta seule face à la tombe ouverte comme un ventre auquel on aurait arraché d’étranges fœtus. Elle espérait que Julius Sarment appréciait les enfants et les visites et que ses descendants ne seraient pas trop chicaneurs car il allait falloir opérer plus profond pour vérifier s’il n’y avait rien d’autre là-dessous.
- C’est un nom particulier, Julius Sarment, vous ne trouvez pas ?
- Pas plus que Ravel. Et ne vous inquiétez pas, je m’occupe du légiste. On vous téléphone dès qu’on a des nouvelles. Si ça vous intéresse.
- Bien sûr que ça m’intéresse, Ravel. Et commencez par fouiller en dessous et dans les tombes attenantes. Avec tact, je compte sur vous, ajouta-t-elle à l’adresse des hommes agenouillés.
- Vous voulez dire jamais deux sans trois ?
- On ne sait jamais. On se voit cet après-midi. Et faites placer des policiers supplémentaires à l’entrée du pont, je ne veux pas qu’on sache ce qui se passe ici sinon nous aurons toutes les familles et la presse sur le dos.
Elle bredouilla des excuses intérieures aux mânes des héros bousculés en ces temps de Toussaint. Dans sa tête, les deux corps sortis de terre comme des rejets.