Au long cours (Scriptor 1)

Publié le  14.09.2012

De tous les épisodes qui constituent ma carrière d'écrivain, ceux qui me reviennent à l'esprit avec le plus de force sont les invitations dans des villes inconnues, sous le prétexte de promouvoir un livre ou de rencontrer mes lecteurs. En réalité, sans doute, pour me faire prendre conscience de mon néant.
Evidemment, quand on accepte de se rendre au pied levé dans une très lointaine librairie, parfois même dans des pays où presque personne ne parle votre langue, on ne s'attend pas à être accueilli par une foule en transes et par des drapeaux. Les pompom girls aussi sont un peu au-dessus de vos moyens. Vous avez 3000 lecteurs dans le monde : vous ne pouvez pas en avoir 300 à Gand ou à Ajaccio - ni même trente qui soient assez débrouillards pour dénicher votre petit podium. 
Dans l'avion, dans le train, tandis que le temps suspendu du voyage se divise en petites étincelles d'angoisse et d'éternité, vous vous demandez pourquoi, une fois de plus, malgré le traumatisme de la fois précédente, vous avez dit oui. Il fera nuit quand vous débarquerez à l'aéroport de Schiphol, à la gare de Limoges, à l'arrêt de bus de Rixensart, et la perspective de la chambre sans charme qu'on vous aura réservée, ou du trajet du retour après votre baroud d'honneur sous le regard perdu d'un public de jeux du cirque, vous rend mélancolique, et cependant léger.
On espère toujours que la libraire ou la déléguée du club de lecture chargée de vous accueillir aura un sourire tendre et des yeux pleins de rêve. Ce n'est pas le cas le plus fréquent.  Il y a un profil de femme sèche et déçue qui se retrouve chez  la majorité de ces guides improvisés. Déjà, elle ne vous reconnait pas dans la foule pourtant maigre, et c'est vous qui devez vous approcher de la plus rébarbative des figures dressées à l'entrée du quai et dire votre nom. Son nez pointu, ses lunettes acides, sa taille courte et tournée, parfois les reproches qu'elle vous adresse parce que votre train a du retard, fixent  d'emblée le style de vos rapports.
 Tandis que sa petite voiture encombrée de jouets pour chien et d'emballages de la Redoute se dirige vers le lieu du sacrifice, vous avez tout à coup une intuition : le roman a commencé. Le voyage, l'inconfort, la prise de contact glacée, c'était déjà la mise en route. A présent, on est dans le flux. La voiture absurde, la ville inconnue, mon profil perdu dans la vitre, me transportent ailleurs dans le temps. C'est un texte, comme de pénétrer dans la salle de lecture, d'embrasser les deux joues de  la présentatrice,  et de regarder les personnages rassemblés qui sont prêts à entrer dans le nouveau chapitre. Une fois de plus, vivre, c'est écrire, en direct.
Je sais que rien d'essentiel ne va se passer, que ce n'est pas encore ce coup-ci que je trouverai le lecteur idéal, le sourire timide d'une âme sœur, l'accueil radieux d'un fan club indubitable. J'ai choisi la littérature pour m'ébattre dans l'Eden en secret, et ce secret a été bien gardé.

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