Le petit ours rose

Publié le  15.09.2010

Il avançait sur le tapis roulant de la chaine de montage n°56XB.

Une jeune fille docile, aux cheveux noirs et aux yeux bridés, l'a pris indifféremment sur ses genoux pour lui coudre des oreilles, plus loin, une autre jeune fille avec les mêmes yeux, les mêmes cheveux, le même air docile, lui a placé les yeux, une autre, mais on aurait dit la même encore, les pattes, une autre, la soeur jumelle des précédentes, l'a bourré de mousse, une autre, copie conforme de toutes, l'a placé dans une belle boîte.

 

Ils étaient des centaines comme lui, à l'identique, qui s'alignaient sur la chaîne de montage n°56XB. Ils étaient trop nombreux à montrer leur même visage radieux, trop nombreux pour que les ouvrières puissent éprouver cette impressions de confiance et de sécurité qu'ils apporteraient dans les foyers.

 

Les jeunes filles n'ont pas vu qu'il aurait pu leur vouloir du bien. Après s'être levées à 6h dans le dortoir contigu à l'usine, elles n'ont pas arrêté de couper, coudre, bourrer, toute la journée. Et, comme c'était bientôt Noël en Occident, elles ont continué à travailler sur la chaîne et se sont couchées, comme les autres fois, à 4h du matin.

 

Pendant leur journée de travail, elle ont eu très chaud, elles ont respiré des vapeurs toxiques, mangé un potage sans goût. A l'horizon, aucun jour de congé à espérer. Elles étaient jeunes, elles venaient de la campagne et le peu qui leur restait, elles l'ont envoyé à leur famille.

 

Après le long voyage du jouet, une future maman, tout entière dans le désir de son enfant, a acheté le petit ours rose qui la regardait avec tant de douceur. Elle l'a placé dans le lit du bébé qui serait bientôt là. Son mari s'est un peu moqué d'elle. On aurait dit que c'était elle, le bébé, ses yeux à hauteur d'enfant.

 

Le petit ours est arrivé dans cette famille dont les enfants sont toujours tirés à quatre épingles, et propres.  La lessiveuse est au centre de leur maison, elle tourne comme le monde, vite et sans faux pas. Il y a chez eux comme une blancheur qui voudrait chasser le malheur.

 

Mais il arrive que, dans le monde, comme dans les lessiveuses, une courroie se détende et le linge blanc, sans prévenir, prend une teinte grisâtre - on aura beau frotter - qui ne partira plus.

 

Le petit ours rose de la chaîne de montage n°56XB est entouré de gerbes de fleurs blanches. Quand je passe ce jour-là, dans le petit cimetière du village, je ne vois que ça, la petite tombe, un nom, et une seule date, de naissance et de mort. Je ne vois que les fleurs qui la recouvrent entièrement et l'ours, seul, au milieu d'elles, toujours aussi confiant, tendre, calme. Je ne peux pas m'en empêcher - voyons, ce nest pas moi qui ai perdu ce bébé ! à la vue de l'ours, je pleure. Je ne sais pas sur qui ? Sur un enfant que je ne connaîtrai pas ? Sur une mère que je ne connaissais pas ? Sur l'ours, tout seul, loin des siens ? Sur les jeunes filles de la chaîne n°56XB ? Il y a bien, en chacun de nous, une peine qui ne demande qu'à se montrer ?

 

Les ours, c'est connu, sont là pour qu'on leur confie nos chagrins.

 

Je suis revenue récemment près de la petite tombe. L'ours est toujours là, il a perdu sa couleur rose, ses oreilles pendent, ses poils tombent, une épave. Il ressemble à l'une de mes vieilles peluches.

 

A le voir, on pourrait penser qu'il est passé dans toutes les mains des enfants du cimetière et que de nombreuses bouches mortes lui ont sucé les oreilles.

 

Les épreuves du temps l'ont fait vieillir trop vite.

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