Moi, Unica Zürn, la poupée

Publié le  02.09.2011

En 1931, l'année où ma mère épousa Doehle, c'étaient mes yeux qui viraient au noir chaque fois qu'ils croisaient le regard du zélé-nazi-qui-était-ministre-de-Hindenburg-et-pogromait-les-juifs-afin-d'éteindre-leur-race. Unica, en yiddish, c'est comment ? Hitler comptait faire bâtir un Musée de la Race Disparue, rayer un peuple de la surface de la terre et montrer aux bons Aryens les reliques de l'espèce éliminée au terme d'efforts incessants, c'est une idée de génie, une politique prophylactique afin d'éradiquer les germes d'infection, c'était l'acide lactique que Doehle nous versait au déjeuner, nuisibles, les dinosaures avaient fini par disparaître mais on n'allait pas attendre un cataclysme naturel qui fît périr les descendants des douze tribus, le dernier des Juifs, je propose de l'empailler et de l'installer au milieu du musée gloussait le nouveau mari de ma mère, bol de mousse à la main, se rasant de près, ayant lu Joyce, il se toilettait comme Buck Mulligan, avec lui, il n'était pas question de s'accouder à table, de prononcer un juron, de la tenue avant toute chose glapissait-il agitant le protocole de vie qu'il nous imposait,¬ interdiction de bâiller quand on mange, obligation de chasser les Juifs où qu'ils se trouvent, le petit roquet de Hindenburg aimait les médailles, rêvant d'une mer de décoration sur sa poitrine, rien n'était laissé au hasard, le lit conjugal se conjuguait au temps de l'avenir où les Titans aryens régneraient, le lit conjugal était disposé vers le nord-ouest, sur un 52èmeparallèle de latitude nord, sur le 8ème méridien gammé de pied en cap, l'horloge du salon était réglée avec quelques secondes d'avance pour compenser le décalage produit par la rotation de la terre autour de son axe, autour du soleil, son balancier avait été alourdi d'un poids comme le sexe de mon amie Petra le serait plus tard, orné d'anneaux en or, rien n'était laissé au hasard, presque toutes ses phrases, Alfred Doehle les sortait par groupe de treize mots, celle-ci y compris alexandrinait douze plus un, le lendemain de la Nuit des longs couteaux, mon beau-père sabla le champagne tandis que je m'entaillais le lobe de mes oreilles pour ne plus entendre ses cris de liesse, rien n'était laissé au hasard, un bouton de manchette qui n'était pas dans l'axe des autres était remis à la Wehrmacht, « Juden sind unser Unglück » chantonnait-on dans la maison, un ghetto pour les peintures dégénérées, un ghetto pour les mots qui sentent le bolchevique, un ghetto pour les enfants d'Israël, pour les fleurs à la corolle menora, un ghetto pour les chats circoncis, Doehle avait tout prévu, en 1933, le président Hindenburg avait appelé Hitler à la rescousse, le nommant à la chancellerie pour empêcher que l'Allemagne ne chancelle, en 1933, j'étais engagée comme sténotypiste aux studios de l'UFA, la bobine du film Deutschland tournait à l'envers mais personne ne le voyait, faire l'amour avec Doehle seul ne suffisait plus à ma mère, il lui fallait Anton Bruckner et ses symphonies telluriques, Arno Breker et ses colosses de marbre, l'océan était loin mais ma mère noyait la maison sous ses orgasmes de Walkyrie, s'engageant à désenjuiver l'Allemagne, mon parâtre ne s'octroyait aucun répit, de la toilette matinale aux coïts nocturnes, il se livrait à l'Entjudung, fulminant à la moindre tache sur la nappe, aux journaux mal repliés, autant d'enclaves où l'ennemi pouvait se cacher, je protégeais notre chien jour et nuit depuis qu'une voisine lui avait trouvé un soupçon de sang juif, un je ne sais quoi d'hébraïque dans les aboiements, la façon de frétiller la queue aussi n'était pas germanique pure souche, les oiseaux dont les sifflements sonnaient trop yiddish au fer rouge seraient marqués.

Chaque fois que Doehle posait sa main sur moi, je m'étrillais la peau, obligeant mes pores à dégorger ce qu'il leur avait inoculé, le réveillon de Noël où, m'étant coupé le doigt, je mêlai mon sang à celui de la dinde, il fronça les sourcils, les plis de sa bouche puis sa colère et me lança un verre de vin au visage, « la vraie dinde c'est toi » fut suivi d'un laïus sur le précieux sang teuton que je gaspillais de façon sacrilège, la pureté de notre plasma, la beauté de nos facteurs rhésus, je les compromettais en les croisant avec un liquide animal, il n'y avait pas que Gobineau, Haeckel et Chamberlain à avoir compris la supériorité du génotype indo-européen, Ludwig Geiger, fils de rabbin, soutint que l'Europe centrale abritait le foyer des pur-sang aryens, j'aurais voulu m'allonger sur la table et prendre la place de la dindonnette, je jurai à Doehle de me marier avec un Persan qui me tiendrait en laisse pour me rééduquer et me ferait porter un harnais afin d'allonger mon crâne, de le rendre dolicocéphale, mais si les pensées demeuraient brachyformes, le cerveau exploserait, l'indice céphalique de ma mère perdait son sang-froid, de ses lèvres molles fusèrent « folle à lier », les hurlements de Doehle rutilaient moins que la lame du couteau au milieu de la table, dehors, un ciel linceul venait d'assassiner lune et étoiles, dedans, on préparait mon ordalie, de sa main droite, mon frère Horst me secoua et me fit valser amaryllis, de sa main gauche, il se branlait, Doehle, partisan de l'ordre, aboya des ordres qui effrayèrent assiettes et fourchettes, lesquelles tombèrent pour la plus grande joie du chien, Horst me tordait le bras, son sexe bandait mais c'est ma mère qui éjacula le mot fatal, un « dégénérée » craché avec force, je compris que l'autodafé de mes cellules clôturerait la fête de la Nativité, ma mère ne se pardonnait pas d'avoir engendré une tarée, tous les corrupteurs du patrimoine génétique allemand seraient éliminés, j'entravais le renouveau de l'Allemagne, le diagnostic maternel fut approuvé par tous, même les bougies opinaient de la tête, la sentence collective allait tomber ce 24 décembre au rythme de la neige qui riait flocons noirs, qui freine la course du sang aryen vers la lumière sera bisounoursé à mort, le couteau, je ne savais pas où le planter, à Doehle, je jurai de convoler avec un Soviet qui me ferait manger des larves et de la sciure jusqu'à ce que mes cheveux virent au blond, mes yeux au bleu, sa main de ministre claqua contre ma joue, joyeux Noël, Unica, l'Allemagne se redresse, le Reich frétille de la queue et enterre la hideuse République de Weimar et toi tu rampes aux pieds de Tobias, ton quarteron de Slave, tu seras toujours du côté des vaincus et des avachis barrissait le poulain de Hindenburg, notre pays a un excellent réseau hydrographique, c'est pourquoi je pleure si aisément, à Doehle, je promis de me vider de mon sang vicié pour m'infuser celui de la belle Ursula qui embrassait pour quelques pfennigs et s'offrait tout entière pour une poignée de marks, chez les Zürn, on noélise avec bûche et sapin mais, grâce à moi, ce serait l'eucharistie, le missel de cruor, dis-moi, Hamlet, à quelle intersection du temps et de l'espace dois-je ficher le couteau qui gît au repos, la rage de ma mère formait un angle de 45 degrés par rapport à l'équateur, quel angle donner à la lame quand elle s'enfoncera dans sa victime, de l'ustensile je m'emparai, une voix me dicta de l'enfoncer en ma paume, le coussinet dodu qui prolonge le pouce, je l'entaillai d'un coup sec, mon sang de nymphocéphale s'écoula sans réticence.

 

Extrait d'un roman inédit, Le Cri de la poupée.

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