Cette vie d'écrivain 3: Les muses financières

Publié le  10.09.2018

Cette vie d’écrivain #3:

 

Les muses financières

 

L’argent est un fleuve au débit extrêmement variable. Dans votre cas il est alimenté, non par de fortes précipitations, mais par un robinet qui débite un très mince filet. Il n’y a qu’un nombre limité de mains pour resserrer ou desserrer la vanne. Une de ces mains est celle d’un banquier. Il vient toujours un moment où le fluide salvateur manque, et où il faut aller trouver dans son antre l’homme ou la femme dont tout dépend.

Entre le banquier qui a lu vos livres et celui qui ne sait pas que vous écrivez, la différence est consubstantielle. D’autant plus si vous avez la chance de tomber sur un conseiller à l’ancienne mode, pas forcément vieux d’ailleurs, mais décalé, qui croit que la littérature est une franc-maçonnerie dont les membres détiennent des secrets interdits au profane. Il voit bien que votre compte est exsangue mais il pense que c’est parce que vous n’êtes pas débrouillard et que vous avez la tête en l’air, comme tous les artistes.

Avec lui, le fait d’avoir une bibliographie attestée par internet facilitera les choses. Ça ne changera rien à l’essentiel : pas d’imprudentes ouvertures de crédit, pas de prêt immobilier sans revenus fixes, pas de taux favorable pour changer vos derniers pesos. Mais quand même, quelques accommodements possibles : si vous demandez l’autorisation d’un petit découvert, si vous avez besoin d’une garantie pour votre loyer, même parfois d’une carte Master gold pour couvrir un petit voyage (présenté comme un congrès d’écrivains à Elseneur), il peut faire un geste décisif. Cela ne bouleversera pas votre train de vie : il ne fera jamais passer de quantitative easing entre vos petites mains tachées d’encre. Mais c’est déjà ça de pris.

Tant que cela dure, il mettra une certaine douceur dans ses reproches, et une certaine mesure dans les sanctions qu’il est bien obligé d’appliquer quand vous commencez à creuser la tombe de votre compte courant. Il peut se passer des années avant que les lettres recommandées, émanant de plus haut que lui, abattent tout espoir.

Curieusement, j’ai été assez lié à quatre ou cinq conseillers bancaires – surtout conseillères d’ailleurs. Rien de sexuel là-dedans. Mais les femmes attachent plus d’importance à la vie mystérieuse des livres que les hommes. D’un point de vue strictement financier, je n’en ai pas tiré grand-chose : quand même, une fois, un prêt pour acheter une maison que je n’avais pas les moyens de louer. C’est surtout la qualité du relationnel qui en a profité.

J’avais droit à plus d’égards que certains clients fortunés. Quand j’avais vraiment dépassé les bornes, je recevais un coup de téléphone diplomatique plutôt qu’une mise en demeure. Ça ne changeait rien au fond : il fallait apurer. Mais dans ce domaine, la forme fait beaucoup. Il est déjà assez triste d’être pauvre, on n’a pas envie en plus d’être traité comme un délinquant.

Donc ces bons procédés me charmaient. J’essayais d’être le moins décevant possible. Je payais mes folies en cash pour que mes banquières ne voient pas le relevé de dépenses injustifiables dans ma situation (qu’allais-je faire à Macao ?) Pour mes services de presse, elles passaient avant les journalistes et les directeurs de cabinet. Mes dédicaces étaient comme des mots d’amour. Je venais leur rendre visite quand j’étais dans le quartier. Je m’habillais bien pour aller les voir. J’affichais un petit air d’opulence très maîtrisé. Je n’avais pas besoin de mentir : mon visage promettait des beaux jours.

Souvent je me disais que toutes ces muses du Crédit Lyonnais, de la BNP Fortis Paribas, de HSBC, ou de la First cantonal n’avaient pas obligé un ingrat. Quand je serais riche je leur confierais la gestion de ma fortune. En attendant je prospérais grâce à elles dans une décente pauvreté. Je n’ai pas encore eu l’occasion de mettre en pratique mes bonnes résolutions mais le cœur y est.

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