Pourquoi faire péniblement aujourd’hui ce qu’on peut aisément remettre à demain?

Publié le  27.12.2013

10h04. Je m’installe à ma table de travail, fraîche, reposée, réjouie par la journée en perspective: pas de contraintes, pas de rendez-vous, pas d’obligations, pas de distraction en prévision. Dehors, la pluie s’abat lourdement sur les vitres de l’appartement : aucune tentation de sortie possible. Juste moi au meilleur de ma forme, l’esprit alerte et l’humeur joyeuse, mon ordinateur au bureau fraîchement nettoyé et une tasse de thé fumant parfaitement infusé à la main. Dans le calme d’une solitude précieuse, puisque rare, une belle journée d’écriture s’annonce.

11h12. Profitant de cet état de concentration exceptionnel, je finis de répondre à une demi-douzaine de mails en retard, en appliquant le plus grand soin à la rédaction de mes réponses (syntaxe équilibrée, champ lexical varié, tonalité personnalisée et adaptée à chaque destinataire). Au passage, j’emploie ma vivacité du jour à des tâches certes prosaïques mais néanmoins nécessaires : paiement de factures et amendes diverses, appels à la banque, à mon opérateur téléphonique, prise de rendez-vous chez le dentiste, l’ophtalmologiste, le coiffeur.

12h47. Après quelques digressions sur internet, je clôture mon panier sur amazon.fr et décide de profiter de la réduction sur la commande en un jour ouvré.  Et puisque toute dépense cérébrale et énergétique se paye, je commence à sentir un tiraillement léger dans l’estomac, puis une sensation de désagrément très nette : j’ai faim.

14h52. Après être passée au marché, avoir bu un café avec un ami rencontré là-bas par hasard, avoir été chercher un paquet à la Poste sur le chemin du retour, avoir longuement parlé de l’état de la chaudière entre deux paliers avec le voisin, avoir décidé de nettoyer le frigo avant de le remplir, de nettoyer la cuisinière avant de cuisiner, de nettoyer l’évier après avoir fait la vaisselle, de nettoyer le sol avant de n’en avoir plus l’occasion, je pousse joyeusement le bouton ON du lave-linge et je m’installe à nouveau face à mon ordinateur, bercée par les roulements rassurants  et réguliers du tambour de la machine à laver.

15h27. Je me suis allongée dans le canapé. Pour stimuler ma créativité, j’ai attrapé un livre dans la bibliothèque que je me mets à feuilleter compulsivement, c’est Mon cœur mis à nu de Baudelaire. Je lis la phrase : “Plus on travaille, mieux on travaille et plus on veut travailler. Plus on produit et plus on devient fécond.” Ces mots me plongent dans un état méditatif : serein d’abord, puis rapidement teinté d’anxiété.

16h13. Je suis toujours couchée sur le canapé. Je suis angoissée.

16h48. Je m’aperçois avec effroi qu’il n’y a plus de café.

17h29. Il pleut des cordes. J’ai retrouvé un sachet de Nescafé dans un tiroir que j’ai mélangé à de l’eau bouillante. Pendant que je sirote ce breuvage fade, je commence à encourager à voix haute mon humeur et ma motivation déclinantes.

18h04. Je tape le mot procrastination sur Google et lit la définition wikipédia: nom féminin (du latin «pro» , qui signifie «en avant» et «cras»  qui signifie «demain»). Tendance pathologique à différer, à remettre l’action au lendemain. Je juge le choix du terme «pathologique» inutilement alarmiste.

18h56. Je fais des exercices de respiration grâce à l’application Respirelax téléchargée sur mon GSM. J’inspire et j’expire en suivant le mouvement d’une bulle d’air qui monte et descend dans un tube étroit sur l’écran de mon téléphone portable.

19h30. «Par étude clinique, il y aurait une connexion entre la procrastination avec l’anxiété et une faible estime de soi. Selon le psychologue Walter Mischel de l’université Stanford, qui a mené des expériences dans les années 1960, ce phénomène est principalement dû à un manque d’apprentissage de maîtrise de soi et de ses désirs pendant l’enfance.»

19h39. J’appelle ma mère.

21h14. J’ai faim et je suis épuisée par cette dispute.

22h26. Je m’essaye à l’écriture automatique.

23h14. Je relis avec enthousiasme des vers libres que je trouverai certainement minables dès demain.

00h48. J’écoute de la musique, je fais un couler un bain et je tape avec assurance sur mon clavier : Pourquoi faire péniblement aujourd’hui ce qu’on peut aisément remettre à demain?

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