Aux bonheurs d'Emile

Contribution à un ouvrage collectif dirigé par Pascal Vimenet, sur le réalisateur Emile Cohl

Fiche

Année
2008
Édition
Editions de l'oeil

Extrait

Tout se passe comme si Cohl , avec ce premier film, voulait se tester lui-même et voir jusqu’où il pouvait aller. Avec son dessin en liberté, il découvre le plaisir de jouer du mouvement et ne se prive pas de soumettre ses personnages à un traitement de choc, variant leurs proportions, les faisant léviter, disparaître, réapparaître et surtout, se transformer.
L’autre « inventeur » du dessin animé, Winsor Mc Cay ne procédait pas autrement trois ans plus tard, dans ce qui était aussi son premier opus, « Little Nemo » (1911) : après un début pétri de vraisemblance et de didactisme, le passage à l’animation des figures fixes dessinées par Mc Cay devant la caméra, coïncide avec l’irruption de la fantaisie, les personnages fétiches de Mc Cay faisant « un peu de tout » pour nous épater et sans doute aussi nous prouver que désormais, « la BD bouge »....
Dans les deux cas, la métamorphose des personnages joue un rôle certain. Mais Mc Cay se livre à une sorte de « démo » de ses propres capacités, étirant par exemple la princesse et Impy sous la baguette de Nemo. excluant tout véritable fil conducteur narratif au-delà d’une sorte de parade de présentation des personnages principaux de sa BD. En revanche, Cohl avait déjà esquissé dans « Fantasmagories » ce qui ressemblait à un intrigue et trouve dans son apparente improvisation des solutions originales, qui seront ensuite balayées par un « langage cinématographique » construit par accumulation de points vues. Qu’il ait lui-même renoncé ensuite à en tirer profit n’enlève rien à la valeur du procédé. Bien des années plus tard, un réalisateur comme Georges Schwizgebel expliquera le prix qu’il accorde aux métamorphoses, parce qu’elles lui permettent d’éviter les « cuts » et les fondus enchaînés. Car c’est bien de métamorphoses qu’il s’agit dans « Fantasmagories », le film en est truffé du début à la fin.
En août 1908, la métamorphose est déjà une vieille histoire : au 19ème siècle, le scientifique Belge Joseph Plateau commande au peintre de genre Jean Baptiste Madou la réalisation d’une série de cycles pour ses disques de phénakistiscope. Le plus connu d’entre eux n’est autre que celui où l’on voit une élégante au profil de médaille se métamorphoser en une sorcière au nez torve. Aux Etats-Unis, les « Vaudeville Acts » en font une de leurs spécialités, les dessinateurs réalisant en direct de telles métamorphoses. James Stuart Blackton s’en empare ensuite pour ses films.
En revanche, ce qui est nouveau, c’est le statut que Cohl confère à ses transformations. Les historiens s’accordent à voir en lui le vrai fondateur du dessin animé. Avant « Fantasmagories », les diverses tentatives d’utilisation de l’image par image se soldent par des films hybrides, où l’usage de l’image par image, même là où il est déterminant, équivaut à celui d’une artifice, d’un « truc », au même titre que l’arrêt momentané de la caméra, l’inversion de la pellicule, la surimpression, etc. Les films de cette nature combinent parfois les différents procédés et le dessin y a souvent le statut d’une représentation qui tourne mal, qui vire et qui prend vie à la stupéfaction de tous. On rit plus de ce qui arrive au dessin et/ou au dessinateur que de ce qui arrive au personnage qu’il est censé incarner, le retrait de la main du dessinateur signalant généralement le passage à une vie autonome, celle d’un dessin turbulent ou facétieux qui échappe à son créateur (1). C’est bien sûr aussi ce qui se passe dans « Fantasmagories », mais avec ce film, c’est le dessinateur caricaturiste Emile Cohl qui est à la barre et l’ambition est toute autre que celle des Blackton et des quelques adeptes des « lightning sketches ».