Du génie

Publié le  10.01.2014

C’est une question que je me suis souvent posée jeune fille (avec un soupçon de honte, je dois bien l’avouer): serais-je, par chance inouïe, géniale ? Suis-je candidate au génie?
De temps à autre, des effluves de ce questionnement me reviennent, mais je dois bien dire que je suis guérie. Le mythe du génie. L’inspiré. L’élu. (Remarque : quand on ne croit pas en dieu, parler « d’élu » devient assez absurde – voire risible ; et quand on est féministe et qu’on n’arrive même pas à imaginer que le génie pourrait être « l’élue” avec un E final, la situation devient même assez triste.)
Bref.
Quand j’avais 15 ans et que je lisais fiévreusement les poèmes de Nerval et de Mallarmé sans rien y comprendre (mais à vrai dire : faut-il COMPRENDRE quelque chose à la poésie pour l’adorer ?), quand je regardais les murs gris de la petite ville triste dans laquelle je vivais alors, tout mon être tendait vers cette question : serai-je un jour ce génie, cette personne touchée par la grâce, créatrice-née? Serai-je un jour cet élu (sans E donc, car depuis des millénaires les femmes ont le plus grand mal du monde à s’imaginer l’héroïne d’une quelconque existence ; elles marchent, affectueusement et discrètement dans les traces du héros, le « génie”, « l’élu-sans-E-final”) ?
Je suis heureuse que ce désir un peu médiocre, irréaliste et surtout vain soit tombé aujourd’hui.
C’est que… le génie n’existe pas.
La sensibilité, tout comme l’habileté, l’inventivité, l’acharnement, la rouerie de l’esprit (j’aime à penser que les créateurs sont rusés, étant moi-même assez roublarde), tout cela existe. Le génie, pas.
Il m’est arrivé de donner cours à des étudiants-acteurs. Je sentais certains parcourus de cette croyance, de cet espoir secret: “je suis peut-être celui qui a reçu (de qui? on ne sait pas trop) le pouvoir inné d’être naturellement doué pour l’art ; je n’ai pas besoin de travailler, mon corps et mon esprit savent déjà”.
Quelle foutaise. Et quelle joliesse à la fois, de rêver ça lorsqu’on en est aux prémisses de son travail de créateur.
Pourtant: le génie n’existe pas, et c’est la plus belle chose qui puisse arriver à l’être humain. C’est cela qui peut mouvoir un être à l’infini: étant un humain “normal”, basique, un peu sot mais un peu curieux quand même, je peux tout à coup m’essayer à ce qui n’est pas le privilège des dieux. Créer n’est ni l’apanage des élus, ni le domaine réservé des artistes, d’ailleurs. Créer est le fruit de l’entraînement patient, méthodique, obstiné, délicieux de l’homme de la rue, de la femme de la rue: un entraînement aux cieux.

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